1) Le Génie
"Il y en a qui écrivent pour rechercher les
applaudissements humains, au moyen de nobles qualités du
cœur que l'imagination invente ou qu'ils peuvent avoir.
Moi, je fais servir mon génie à peindre les délices de la
cruauté! Délices non passagères, artificielles; mais, qui
ont commencé avec l'homme, finiront avec lui. Le génie ne
peut-il pas s'allier avec la cruauté dans les résolutions
secrètes de la Providence? ou, parce qu'on est cruel, ne
peut-on pas avoir du génie? On en verra la preuve dans mes
paroles; il ne tient qu'à vous de m'écouter, si vous le
voulez bien... Pardon, il me semblait que mes cheveux
s'étaient dressés sur ma tête; mais, ce n'est rien, car,
avec ma main, je suis parvenu facilement à les remettre dans
leur première position. Celui qui chante ne prétend pas que
ses cavatines soient une chose inconnue; au contraire, il se
loue de ce que les pensées hautaines et méchantes de son
héros soient dans tous les hommes".
Les Chants du Maldoror, Lautréamont
Au début du XVIIIe siècle, le violoniste italien Guiseppe Tartini, dit avoir composé sa « sonate du diable » en rêve grâce à un pacte scellé avec le diable pour le prix de son âme. En ce sens, nous pouvons nous interroger sur le processus de création de ce musicien. Ce dernier apparaît bien comme un génie doué d'une aptitude surnaturelle à créer quelque chose d'exceptionnel. En effet, la source plus ou moins mystérieuse de son inspiration lui a attribué un talent. De ce fait, « l'idée de génie » permet bien à l'artiste, au scientifique ou au musicien de se rattacher au réel mais aussi de tendre vers un monde supposé intelligible. Mais qu'est-ce que le génie ? Un être surnaturel, destiné à enchanté la vie d'autrui ? Est-ce un talent inné qui prédestinerait la personne qui le possède à renouveler les règles de la science ou de l'art ? Dans l'antiquité, le génie tire son inspiration des divinités. L'étymologie du mot « génie » provient du mot latin genius qui signifie avant toute choses "la divinité" . Ainsi la source d'inspiration de l'idée du génie apparaît comme plus ou moins mystérieuse. D'après le dictionnaire (le Petit Robert), un génie appartient à plusieurs de ces catégories. Premièrement, le génie serait un être mystique, un esprit bon ou mauvais qui influerait sur la destinée d'une personne. Par exemple, les "djinns", créatures surnaturelles issues des croyances sémitiques. A partir du latin ingenium, il est aussi définit comme « une aptitude innée, une disposition naturelle que posséderait une personne ». Pour de nombreux critiques, le génie disposerait d'un talent qui rendrait quelqu'un capable de créations, d'inventions, d'entreprises qui paraissent extraordinaires ou surhumaines. En 1886, Paul Emile Littré avait sa propre définition du génie : « Talent inné, disposition naturelle à certaines choses. Ce terme de génie semble devoir désigner non pas indistinctement les grands talents, mais ceux dans lesquels il entre de l'invention ». De cette citation ressort les classiques dichotomies du génie et du talent, de l'inspiration et de l'imagination, de l'invention et de l'imitation. Le poète Paul Valéry vient illustrer ce propos en disant : « Le talent sans génie est peu de chose. Le génie sans talent n'est rien ». En effet, si nous prenons le génie à l'endroit du talent qu'il posséderait, celui-ci se rapprocherait alors de la créativité artistique.
A l'aune de ces différents regards à propos de l'idée et de la source du génie, il semble que l'inspiration divine prime. Dans un premier temps, l'origine est spirituelle, et, dans un deuxième temps, l'idée prend naissance. Aussi, au XVIIe siècle, Descartes, dans son Discours de la méthode, distingue trois types d'idées selon leurs origines. Il admet tout d'abord qu'il existe des idées innées « nées avec moi », ensuite il considère l'idée qui provient du dehors, les idées « adventices ». Enfin, il affirme l'existence d'idées formées par soi-même : les idées « factices ». Dans ce cas, si nous considérons le caractère inné des idées, alors, il n'y a plus d'inspiration divine mais seulement une façon de se représenter la source d'une connaissance venue de nulle part si ce n'est de sa propre expérience. C'est à ce moment qu'intervient Kant lorsqu'il interprète l'idée de génie en tant que caractère représentatif de la pensée humaine, ce dernier rendant mieux compte de la nécessité même de l'idée. En effet, c'est seulement lorsque la raison s'efforce de penser au-delà de l'expérience possible que l'idée de génie montre son utilité. Au XVIIIe siècle, dans sa Critique de la faculté de juger, Kant revient dans ce texte sur la définition de l'art ou des beaux-arts en général. L'auteur conçoit la finalité de l'art comme un plaisir accompagnant la représentation en tant que mode de connaissance. Plus précisément encore, les beaux-arts n'offrent pas seulement un plaisir de jouissance mais un plaisir de la réflexion. Kant s'inscrit dans la pensée que l'art est comme un moyen de penser ancré dans le sensible. En d'autres termes, les beaux-arts manifestent au même titre que la philosophie mais par des voies différentes, à la fois la possibilité et le plaisir de penser. Par conséquent, le philosophe soulève que l'art se révèle être comme la nature : libre et nécessaire. A partir de cette analyse, le génie devient une faculté innée de l'artiste et appartient de ce fait à la nature: « Le génie est le talent (don naturel), qui donne les règles à l'art. Puisque le talent, comme faculté productive innée de l'artiste, appartient lui-même à la nature, on pourrait s'exprimer ainsi : le génie est la disposition innée de l'esprit (ingenium) par laquelle la nature donne ses règles à l'art ». A partir de cet extrait de Kant, nous observons que le philosophe distingue le concept pré-établi qui fixe les règles des beaux-arts, qui eux, transmettent directement ce que leur donne la nature. L'artiste n'imite plus la nature mais se découvre à travers ses œuvres, devient l'expression transcendantale, tout comme les artistes de l'antiquité qui n'étaient que les interprètes des entités divines...
Dans Humain trop humain, Nietzsche, qui incarne la nouvelle pensée allemande du XIXe siècle, affirme que croire en une « divinité » chez les artistes est un caprice de la raison : « et il croit vraiment, aux époques naïves, que c’est un dieu qui parle à travers lui, qu’il crée dans un état d’illumination religieuse - alors qu’il ne fait précisément que dire ce qu’il a appris, sagesse et folie populaire pèle-mêle ». Il n'existe pas chez Nietzsche, de sujet transcendantal comme chez Kant car pour lui, la beauté est au service de la vie comme volonté de puissance, de la sexualité et du corps expressif. De plus la notion de « divin » impose selon le philosophe l'idée du fini ce qui empêche l'espoir du devenir : « L'art achevé de l'expression écarte toute idée de devenir, il s'impose tyranniquement comme perfection actuelle ». Nietzsche procède ici à une complète démystification de la notion de génie chez l'artiste. D'après l'auteur, à partir du moment où une œuvre est qualifiée de génie, le spectateur ferme son développement en le traduisant de « divin » c'est-à-dire : « ici nous n'avons pas à rivaliser ». Cette étiquette cloisonne le progrès car pendant que Kant se cantonne à évacuer la science du génie en lui privilégiant l'art, Nietzsche condamne cette étude en le qualifiant d' « enfantillage ». Contrairement à l'esprit kantien, Nietzsche avance que le talent inné et le don sont voués à la caricature. Ces notions propres à la définition du génie romantique, ne peuvent rivaliser, selon Nietzsche, avec une véritable entreprise de travail d'ensemble : « Ils possédaient tous cette solide conscience artisanale qui commence par apprendre à parfaire les parties avant de se risquer à un grand travail d'ensemble, ils prenaient leur temps parce-qu'ils trouvaient plus de plaisir à la bonne facture du détail, de l'accessoire, qu'à l'effet produit par un tout éblouissant ». Dans un souci de perfection, chaque pratique, quelle soit artistique ou bien scientifique, se doit d'être conçue entièrement, dans leur intégralité : « Il est facile, par exemple, d'indiquer à quelqu'un la recette pour devenir un bon nouvelliste, mais l'exécution en suppose des qualités sur lesquelles on passe en général en disant: « je n'ai pas assez de talent ». Nietzsche ne croit donc pas au talent inné dont discute Kant dans sa Critique sur la faculté de juger. Le génie n'est pas non plus une inspiration des muses comme l'avait auparavant déclaré Platon dans son dialogue socratique Ion. Cependant, l'auteur qui se situe à l'aube du XXe siècle, revient à une notion de travail, et non transcendantal, tout comme l'avait déjà anticiper Boileau dans L'Art poétique, un manifeste conçu pour structurer et régler la pensée classique française. Nietzsche démystifie l'idée de génie en défendant la rigueur pendant que Kant analyse la nature même du génie, en définissant la source du talent par une pensée transcendantale, ce qui constitue une sorte d'idéalisation de la notion.
La notion de génie, est pour la plupart, mystifiée. De nombreux écrivains ont cherché à incarner cet idéal sous la forme d'un mythe, dans l'espoir d'accéder à la connaissance suprême, comme par exemple, Goethe avec Faust.
Faust, Rembrandt |
Inspiré par un personnage historique, l'alchimiste Johanne Faust, Goethe raconte la figure du savant qui a vendu son âme au diable afin de pénétrer les secrets de la nature et de jouir de tous les plaisirs interdits. Faust est puissamment animé par la quête du savoir suprême. Il devient l'incarnation du héros assoiffé de connaissances et d'expériences. La première pièce, souvent appelée Faust I, a été publiée dans sa version définitive en 1808. Goethe a déclaré que la première partie était l'œuvre d'un être troublé par la passion « qui peut obscurcir l'esprit de l'homme ».
En effet, le savant est obsessionnel, en quête d'un savoir inépuisable. Il désir ardemment atteindre la puissance de l'univers. Faust incarne le héros romantique par excellence. S'adressant au clair de lune, le personnage médite :
« J'ai donc pensé que la magie
Et les esprits et leur pouvoir
Pourraient me révéler quelque secret savoir
Qui ne m'oblige plus, quand la sueur m'inonde,
A proclamer ce que j'ignore en vérité,
Qui m'apprenne ce qu'est le monde
En sa pure réalité "
Tout comme Prométhée, Faust veut connaître les ineffables de la puissance divine. Cependant, celui-ci est fatalement livré à sa seule condition humaine, ce qui l'éloigne de l'idée d'être, un jour, un véritable génie. Il se parle à lui-même tout en récitant un hommage à l'infini et à la nature. Le personnage procède donc à l'invocation de l'esprit de la nature tout en faisant se succéder des adjectifs renvoyant à l'universalité puis à la force divine qui le « remplit de jeunesse et de divine ardeur ». Via ce tourbillon métaphorique que nous donne à lire l'auteur, nous observons que Faust va jusqu'à jalouser et envier la nature elle-même, puisque celle-ci reflète la puissance suprême du génie. En voici quelques exemples : «Mouvements des forces célestes» ; « Et d'universelle harmonie » ; « O Nature infinie ». Le personnage considère la nature comme un symbole incarnant le pouvoir divin créateur, dans lequel il viendrait boire le lait de la connaissance :
« Et vous mamelles, vous, sources de toute vie
Où la terre et le ciel se pendent à loisir,
Où toute poitrine flétrie
Peut venir apaiser sa faim,
Vous coulez, nourrissez...Moi, je languis en vain! "
Le critique Jean-Louis Backès commente la quête prométhéenne de Goethe, dans son essai La Littérature Européenne : "Faut-il remarquer que le Faust de Goethe n'a jamais fondé l'empire, qu'il se moque des puissants de ce monde, que c'est avec une visible dérision que l'esprit de la terre l'appelle « surhomme »?" ; "Du point de vue de la littérature, le Faust propose une forme nouvelle qui met en jeu l'infini". Cette "forme nouvelle" dont parle Backès s'inspire de celle des romantiques allemands qui s'efforçaient, par le biais de l'art, d'atteindre la connaissance de l'infini. In fine, la quête lente et douloureuse du chercheur se termine par la rencontre avec l'incarnation du diable, Méphistophélès. Ce dernier lui accorde la signature du fameux pacte. Suite à cela, Faust devient un génie, accède à toutes les connaissances, et prend évidemment conscience des conséquences tragiques de son choix. L'entêtement du personnage, voulant à tout prix accéder à la connaissance suprême, l'emporte sur sa raison. Par conséquent, nous pouvons en déduire qu'à travers la réécriture du mythe, Goethe éclaire les limites du génie. Comme l'affirme Aristote : « Il n'y a point de génie sans un grain de folie » . Goethe, qui a lui-même beaucoup écrit sur la question du génie, tient à préciser dans ses Entretiens avec Eckermann, le rapport qui lie le génie aux faiblesses pathologiques de sa personnalité : « Les actes extraordinaires que de tels hommes accomplissent présupposent une organisation très frêle qui leur permet d'éprouver des sentiments rares et de percevoir les voix célestes. Or une telle organisation est facilement troublée et blessée dans les conflits avec le monde (…) et facilement soumise à un état maladif permanent".
Dans Le Génie et la folie, le critique Philippe Brenot analyse la dimension psychiatrique du génie en abordant les questions de la mélancolie, ses mécanismes ainsi que les limites de "l'artiste génial". En voici un fragment, extrait du chapitre « Les Limites du génie » : « En cela on peut dire, avec la tradition, qu'il y a toujours un peu de folie dans le génie, mais une folie très différente de la maladie mentale, car la création teinte l'esprit d'une couleur bien particulière et, en retour, la folie dote la création d'une sensibilité inégalable. Si nous sommes contraints à parler du génie en termes pathologiques lors de grands accès de folie, cela n'enlève en rien la valeur de l'inspiration qui peut animer le poète dans le même moment. Le vrai laboratoire de l'œuvre est dans l'être intérieur, avec sa liberté et ses contradictions ». La folie qu'illustre Goethe dans ses récits serait donc, pour un critique comme Philippe Brenot, la manifestation d'une grande sensibilité au monde. Atteindre le génie aurait pour conséquence la souffrance car l'excès rend mélancolique et conduit inévitablement à la folie. Cette analyse nous permet d'évaluer le processus de création qui lie l'idée du génie à la littérature romantique allemande. En effet, le génie n'est pas seulement cet être doté d'une capacité transcendantale mais il demande également un travail intense qui tend vers le dépassement du "moi". Pour Goethe, le génie incarne un modèle surpassant les modes traditionnels de la connaissance. Pour résumé notre propos, voici une citation du poète René Char : "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil". D'après cette définition, le génie demanderait donc une force spirituelle surhumaine pour qui veut l'atteindre et, à moins de pactiser avec le diable ou d'être fou, l'artiste ou le savant, le perçoit comme étant un idéal.
Entre idéalisation et démystification du concept, le génie peut en effet constituer un paradoxe qui se situe entre la difficile réalité de la tâche et l'idéal qu'il inspire. Par exemple, Prométhée cherchait à surpasser les puissances divines. Parallèlement, Faust s'obstinait à saisir la connaissance suprême, allant jusqu'à pactiser avec le diable en personne. Plus nous avançons dans la définition du génie, plus nous constatons que celle-ci se transforme en une volonté d'atteindre l'infini ou l'insaisissable beauté de l'univers. Selon les époques ou les mouvements artistiques, la définition du génie provoque différents débats. Dès l'antiquité, la notion de génie est introduite par Aristote comme une déviance de l'être humain liée à la mélancolie (la bile noire) alors que Platon l'associera à une intervention des muses (les neuf muses) sur l'homme afin de lui insuffler l'inspiration. Au XVIIIe siècle, Kant reprendra l'idée de génie en lui donnant ses propres facultés, comme l'originalité, le talent, l'imagination, qui seraient transmises par la nature de façon transcendantale. D'autre part, Nietzsche discutera aussi le propos en niant toute dimension spirituelle, en démystifiant radicalement la définition kantienne et en revenant à la notion du travail que doit accomplir l'artiste avant d'accomplir une œuvre...
Fin de la première partie.
Blas Priscille (La Note blanche)
La Mélancolie au miroir, J. Starobinski
2) La Mélancolie par Jean Starobinski :
Extrait :
"Tête penchée, reposant dans le creux de la main, coude replié, yeux baissés : l’iconographie de la mélancolie traduit par cette posture bien connue l’accablement, la lourdeur de l’âme malade, le poids moral et physique d’une tête qui, à la faveur d’un jeu étymologique, pèse et pense à la fois. Mais que regarde la mélancolie ? Que nous invite-t-elle à contempler ? Les rapports entre littérature et mélancolie ont fait l’objet de nombreuses études. En s’appuyant sur elles, il est tentant de retracer, à travers l’étude de gravures allant du XVe au XIXe siècle, une petite histoire du regard mélancolique2. Les yeux baissés de la Mélancolie peuvent signifier bien des choses : un disciple du PseudonAristote, pour qui la mélancolie est la sombre inspiration du génie, fera des yeux baissés le signe de l’intériorité méditative ; mais pour un graveur du Moyen Âge, un tel regard indique un renoncement et un abandon dignes d’être blâmés. Parfois, aux yeux baissés se substituent les yeux dans le vague, absents et vides, de celui ou celle qui ne regarde même plus le monde qui l’entoure, soit qu’il ou elle soit par trop écœuré ou abattu, soit que ses pensées l’occupent exclusivement. Peut-on considérer séparément le regard de la figure gravée, arracher les yeux de leur contexte ?"
La Mélancolie au miroir, J. Starobinski
Galerie :
La Mélancolie par :
Edward Munch (1894/1896)
Johann Heinrish Füssli (1799 - Romantisme)
Edward Hopper, "le peintre de la mélancolie" : (1882-1967)
Egon Schiele (1890/1918)
Van Gogh (1853/1890)
Edgar Degas (1874)
L'Avocation mélancolique par J. Y Vives :
« Mais les sirènes ont une arme plus terrible que leur chant : c’est leur silence. On peut imaginer […] que quelqu’un ait réchappé de leur chant ; de leur silence certainement non. »
F. Kafka
ArticleàliresurCairnInfo:https://www.cairn.info/revue-cliniques-mediterraneennes-2006-1-page-303.htm
Une Autre mélancolie française, article de J. Beauregard à lire et écouter sur Radio Nova :
Blas Priscille (La Note blanche)
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