18 mai 2017

Lettre de Franz Kafka à Milena

En 1919, la jeune pragoise Milena Jesenská, qui connaît parfaitement l’allemand, découvre par hasard une nouvelle de Franz Kafka (3 juillet 1883 – 3 juin 1924). Elle écrit à l’auteur pour lui demander l’autorisation de la traduire en tchèque. C’est le début d’une correspondance intense entre la journaliste et l’écrivain, aujourd’hui disponible en français sous le nom de Lettres à Milena. Malheureusement leur relation est aussi courte que passionnée ; les angoisses existentielles de Kafka s’accommodent mal du tempérament hyperactif de Milena… et du fait qu’elle soit déjà mariée. La lettre suivante évoque un différend entre eux portant sur une question d’argent ; Milena, généreuse jusqu’à l’excès selon les dires de sa fille et biographe, reprochait à Kafka de ne pas l’être du tout.

kafmil
"Je ne me bats plus avec ton mari pour te conquérir"


[Prague, 18 juillet 1920] Dimanche

Je ne me bats plus avec ton mari pour te conquérir, le combat n’a lieu qu’en toi-même ; si la décision ne dépendait que d’une lutte entre ton mari et moi, tout serait réglé depuis longtemps. Ce n’est pas surestimer ton mari, je le sous-estime même probablement, mais je sais ceci : que s’il m’aime, c’est de l’amour du riche pour la pauvreté (il y a de cela aussi dans nos rapports). Dans l’atmosphère de notre existence commune, je ne suis qu’une souris dans le coin d’une « grande maison », une souris à laquelle on permet tout au plus une fois par an de traverser le tapis.

Voilà ce qui est, et c’est tout naturel, je ne m’en étonne pas. Ce dont je m’étonne, et qui est sans doute inexplicable, c’est que toi, toi qui vis dans ce « grand train de maison », qui lui appartiens toute entière, qui tires de lui le plus clair de tes forces, qui y es reine, tu aies quand même — je le sais parfaitement — la possibilité […] non seulement de m’aimer mais d’être à moi, de traverser ton propre tapis.

Mais ce n’est pas encore le clou de l’inconcevable. Le clou, c’est que si tu voulais venir à moi, si tu voulais, — pour parler « musicien » — renoncer au monde entier pour descendre jusqu’à moi, si bas que de ton point de vue on n’en aperçoit que peu de chose, et non seulement peu, mais rien, tu serais obligée — étrange, étrange affaire ! — non de descendre mais de t’élever surhumainement, bien au-dessus, si fort que tu risquerais de te briser, de tomber et de disparaître (et moi avec, bien entendu !). Et tout cela pour parvenir dans un endroit où rien n’attire où je reste sans bonheur comme aussi sans malheur, sans mérite comme sans faute, uniquement parce que j’y ai été placé. Sur l’échelle de l’humanité je suis quelque chose comme un petit épicier d’avant-guerre dans tes faubourgs (même pas un ménétrier, même pas) ; même si j’avais conquis moi-même cette situation — mais je ne l’ai pas conquise — ce ne serait pas un mérite. […]

Tu m’écris que tu viendras peut-être à Prague le mois prochain. J’ai presque envie de te dire : ne viens pas. Laisse-moi l’espoir que si, un jour, je te demande de venir quand je serai dans la pire détresse, tu arriveras immédiatement, mais maintenant il vaut mieux que tu ne viennes pas.. Tu serais obligée de repartir.

En ce qui concerne la mendiante, il n’y avait sans doute dans ce que j’ai fait rien de bien ni de mal. J’étais seulement trop distrait ou trop occupé avec quelqu’un pour pouvoir régler mes actions sur autre chose que sur de vagues souvenirs. Et l’un d’entre eux dit par exemple : « Ne donne pas trop à une mendiante, tu le regretterais ensuite. » Une fois, quand j’étais tout enfant, j’avais reçu une pièce de dix kreutzers et je brûlais de la donner à une vieille mendiante qui se tenait toujours assise entre le grand et le petit Ring. Mais la somme me semblait énorme ; jamais on n’avait dû donner une telle somme à un mendiant ; je rougissais donc devant cette femme de faire un geste si monstrueux. Il me fallait pourtant donner mes dix kreutzers ; je changeai donc ma petite pièce, je donnai un kreutzer à la vieille, fis en courant le tour du bloc qui est formé par l’hôtel de ville et l’allée en berceau qui longe le petit Ring, et je ressortis sur la gauche comme si j’étais un nouveau bienfaiteur ; je donnais encore un kreutzer à la femme, et reprenant mes jambes à mon cou, je répétai dix fois ce manège avec succès (peut-être un peu moins de dix fois, car je crois que la mendiante perdit patience et s’en alla). En tout cas, à la fin, j’étais si épuisé, même moralement, que je rentrai au plus vite et pleurai jusqu’à ce que ma mère m’eut remplacé mes dix kreutzers.

Tu vois que je n’ai pas de chance avec les mendiants, mais je me déclare prêt à verser lentement tout mon avoir présent et à venir en petites coupures de Vienne (les plus petites qui puissent exister) entre les mains d’une mendiante de l’Opéra, à la condition que tu sois là et que je puisse sentir ta présence.

Franz

4 mai 2017

Lettre de George Sand à Sainte Beuve

Cette lettre de George Sand date de trois ans avant son histoire d’amour avec Alfred de Musset et leurs déboires de Venise. Elle montre que l’amour entre eux n’est pas né au premier coup d’œil ! Comme de coutume dans la relation épistolaire de Sand et Sainte Beuve, la critique littéraire et les considérations sur le métier d’écrivain s’entremêlent d’anecdotes et de confidences personnelles.

SandSaintebeuve
"Et ne croyez pas trop à mes airs sataniques : 
je vous jure que c'est un genre que je me donne"

10 mars 1833

Sauf à passer pour une écriveuse comme Mme A…, je veux vous faire l’injure d’un billet. Je ne vous ai pas assez dit l’impression que m’a faite votre livre. Vous savez comme on est gêné par la figure des gens,… et juger n’est pas mon état. Mais il m’a pénétré le cœur comme eût fait le récit d’une vie douloureuse et puissante, dite avec des mots simples et profonds… Comme vous valez mieux que moi, mon ami ! comme vous êtes plus jeune, plus vertueux et plus heureux ! Après avoir écouté Lélia,vous m’avez dit une chose qui m’a fait de la peine : vous m’avez dit que vous aviez peur de moi. Chassez cette idée–là, je vous en prie, et ne confondez pas trop l’homme avec la souffrance. C’est la souffrance que vous avez entendue, mais vous savez bien comme en réalité l’homme se trouve souvent au–dessous, et par conséquent moins poétique, moins méchant et moins damné que son démon…

Dites–moi le soir que vous pourrez me donner, afin que j’aie l’autre moitié de mon manuscrit. Vos encouragements me donneront la force d’achever. Vraiment c’est une chose triste que ce livre, et s’il pouvait me faire concevoir l’ennui de mon ennui, ce serait le seul bien dont il fut capable. Mais travaillez au vôtre afin qu’il serve de contre–poison… Et ne croyez pas trop à tous mes airs sataniques : je vous jure que c’est un genre que je me donne. À propos, réflexion faite, je ne veux pas que vous m’ameniez Alfred de Musset. Il est très dandy, nous ne nous conviendrions pas, et j’avais plus de curiosité que d’intérêt à le voir. Je pense qu’il est imprudent de satisfaire toutes ses curiosités, et meilleur d’obéir à ses sympathies. À la place de celui–là, je veux donc vous prier de m’amener Dumas en l’art de qui j’ai trouvé de l’âme, abstraction faite du talent. Il m’en a témoigné le désir, vous n’aurez donc qu’un mot à lui dire de ma part : mais venez avec lui la première fois, car les premières fois me sont toujours fatales.

2 mai 2017

"100 ans de jazzz" (Partie 2) dans la Note Blanche ...

La Note Blanche revient enfin sur les ondes suite au dernier épisode consacré au 100 ans du jazz (émission du 19/03/2017:https://noteblanche.blogspot.fr/2017/03/100-ans-de-jazzzz-partie-1-dans-la-note.html) ainsi que notre dernière émission dans laquelle nous avons rencontré l'étoile montante de la musique actuelle: Christophe Chassol (émission du 16/04/2017:https://noteblanche.blogspot.fr/2017/04/chassol-une-etoile-montante-dans-la.html).

Le grand objectif de cette émission est de fêter le jazz en nous consacrant enfin à la deuxième partie des 100 ans du jazz  ! Rappelez-vous, le jazz a 100 ans et donc un siècle et ce n'est pas rien du tout !  ! L'émission « La Note blanche » a pour objectif de retourner aux origines de cette musique et pour le coup, nous aurons le privilège de célébrer cette musique intemporelle et de se demander pourquoi elle reste toujours aussi présente dans notre culture ...




Podcast "100 de jazzzz", (Partie 2) : 




Cette nouvelle émission se consacrera au chapitre du free-jazzzzz !! C'est une période très riche, car il s'agit bien là, d'une révolution dans la musique elle-même.

Le free-jazz libéra les musiciens des structures traditionnelles du jazz qui sont les thèmes mélodiques, les grilles harmoniques complexes et les limites sur la durée ou le format des improvisations. Alors que le troisième courant s'était rapproché du classique, le free au contraire, s'en éloigna et donna la vedette à l'improvisation. De nombreux morceaux de free commencent avec un thème musical, suivi par des improvisations, comme c'est souvent le cas dans d'autres styles de jazz. Cependant, à la différence des autres courants, le free ne se repose pas nécessairement sur une structure précise. Les musiciens de l'orchestre improvisent soit collectivement, soit l'un après l'autre. Les changements de tonalités, de rythme ou de thème se produisent spontanément c'est-à dire qu'ils ne suivent aucune partition ni aucun arrangement préalable entre les musiciens. Les musiciens de free essaient d'inventer de nouvelles façons de jouer pour produire des sons inhabituels avec leurs instruments.

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Nous ferons nos premiers pas dans le free grâce à une des plus grandes figures du genre : le saxophoniste John Coltrane ! Coltrane commença ses expérimentations après avoir rejoint le quintette de Miles Davis pour l'album "Kind of Blues" enregistré en 1959. Sur ce disque, les solos de Coltrane commencent tout juste à se libérer de la tradition du jazz. 

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"Et quant à la communauté, la terre tout entière est notre communauté"

Pourles100ansdujazz,"LettredeJohnColtraneàDonDeMichael": https://noteblanche.blogspot.fr/2017/03/la-note-blanche-revient-sur-les-ondes.html

Ses improvisations rivalisent d'imagination, alors qu'il n'utilise que trois ou quatre accords et rarement plus,son saxophone produit des sons exotiques qui deviendront sa marque de fabrique. Dans sa musique et dans sa vie, John Coltrane se livra à une quête spirituelle qui devint de plus en plus importante au fil des années. Il étudia les religions et la musique orientales, notamment l'œuvre du sitariste Ravi Shankar. Pour le musicien, la musique était une prière ou bien une offrande faite à dieu. Pour l'anecdote, il existe d'ailleurs une église dédiée à John Coltrane à San Francisco. En 1964, l'album qui s'intitule "A Love Supreme", marque les débuts de la période spirituelle du saxophoniste. L'atmosphère est méditative et ses improvisations ne suivent aucune règle harmonique ou mélodique. Coltrane ne prépara pour cet album que quelques thèmes succincts qu'il expliquait à ses musiciens juste avant le début des enregistrements ...
















John Coltrane (1926-1967) - Documentaire :





Résultat de recherche d'images pour "ornette coleman"Suite aux notes spirituelles du saxophoniste John Coltrane, nous passerons à la marginalité du saxophoniste Ornette Coleman. Marginal car sa musique peut être comparée à de l'art abstrait, car celle-ci n'existe sur rien en particulier. En revanche, elle repose sur des émotions, des sensations et des impressions. Pour Coleman, l'improvisation est souveraine. Il possédait sa propre philosophie du jazz qu'il nommait « l'harmélodie ». Pour lui, les musiciens devaient être libres de suivre leur intuition dans les solos et les parties collectives. Ils se devaient d'inventer des harmonies et des mélodies au pied levé. Sa musique est exigeante mais les auditeurs qui savent faire preuve de patience et d'ouverture d'esprit verront leurs efforts récompensés! Un des albums emblématiques du style de Coleman est « The Shape of jazz to come » enregistré en 1959. Cet album bouleversa le monde du jazz par sa beauté étrange et son monde exotique qui désarçonna d'ailleurs les critiques et les traditionalistes qui ne savaient pas quoi penser des improvisations sauvages et tonitruantes de Coleman ! 

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Playlist : 


Générique: « Musiqawi-silt » des Wallias Band 

1  : « A Love Supreme », partie 1, de John Coltrane(07'47)

2 : « A Love Supreme », partie 2, de John Coltrane(07'25)

3 : « Lonely Woman » d'Ornette Coleman (05'01)

4 : « Focus on Sanity » d'Ornette Coleman (06'50)

5 : « Amejelo » de Don Cherry (07'22)

6 : « Brown rice » de Don Cherry (05'16)

7 : Black Bombaim & Peter Brötzman « Part 3 »

8 : Black Bombaim & Peter Brötzman « Part 4 »

Générique: « Musiqawi-silt » des Wallias Band 


Résultat de recherche d'images pour "don cherry jazz"Nous continuerons cette deuxième partie sur les 100 ans du jazz en écoutant cette fois-ci la dimension mystique du free-jazz avec le trompettiste Don Cherry. Don Cherry mélangeait des éléments de classique et de world musique. Sa rencontre avec le free date de l'époque où il jouait dans le quartette d'Ornette Coleman. Puis il forma son propre groupe : Old and new dreams avec le batteur Ed Blackwell, le contrebassiste Charlie Haden et le saxophoniste Dewey Redman. Enfin, il joua avec John Coltrane, Archie Shepp et d'autres grands du free dans les années soixante. Dans les années soixante-dix et quatre-vingt, au sein de son groupe, Don Cherry s'intéressa à la world music et s'éloigna ainsi de l'avant-garde pour se consacrer à l'intégration d'éléments des musiques africaine, indienne, sud-américaine et moyen-orientale à son jazz ...

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Pour bien fêter les 100 ans du jazz, vous écouterez un gros son bien free et surtout bien rock, fraîchement sorti dans les bacs, il s'agit de l'album « Black bombaim & Peter Brötzman » !

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Pour la petite histoire, Black Bombaim est un trio guitare / basse / batterie portugais qui court après l’épaisseur ! Sur leurs morceaux, il y a comme un air de rock progressif, de post-rock remonté, voir même de métal Accompagné par Peter Brötzmann au saxophone, le free ouvre ses portes au psychédélisme, à un mélange savant de plusieurs genres musicaux, fruit d'une rencontre mêlant différentes générations entre les musiciens.

Troisième et quatrième partie de l'album  sorti au Portugal en 2016 sur le label Lovers & Lollypops. 


Live 2016 à Lisbonne (Portugal) au festival Rescaldo : 




Podcast "100 de jazzzz", (Partie 2) : 




♫ Vive la fête du jazz dans la Note blanche ♫


Emission réalisée et rédigée par la Note blanche ...

1 mai 2017

Lettre de Søren Kierkegaard à Julie Thomsen

Søren Kierkegaard (5 mai 1813 – 11 novembre 1855) est un philosophe danois, protestant, et précurseur de l’existentialisme. Il a beaucoup écrit sur l’angoisse, le désespoir et l’amour (voir le Journal d’un séducteur). Dans sa correspondance en revanche, et notamment dans la lettre suivante, le philosophe se révèle tout à fait taquin, « amoureux de sa plume », à des lieues de la vision déchirée de la condition humaine à laquelle on l’associe souvent.

kierkegaard (1)
"Le fait est que je suis amoureux de ma 
plume"


Ma chère cousine ! […] Hélas, il n’est que trop vrai que tu ne me rencontres jamais en ville ; pire encore, il n’est que trop vrai, comme tu me le reproches, que je ne tiens pas mes promesses de venir te rendre visite. Eh bien alors accepte cette petite épître, considère-là comme une rencontre en ville ou comme une visite chez toi. […] Ma chère Julie, tu dois penser que c’est là une étrange démarche et que “ce temps qu’il passe à écrire une lettre, il ferait mieux d’en profiter pour une visite” […] Le fait est que je suis amoureux de ma plume. On dira que c’est un piètre objet sur lequel jeter son dévolu amoureux… Peut-être. Cela ne signifie d’ailleurs pas que je sois toujours comblé dans mes relations avec elle – il m’arrive parfois de la jeter au loin dans la plus grande exaspération. Hélas, cette exaspération elle-même me rappelle alors combien j’en suis amoureux, car c’est un conflit qui finit comme les conflits amoureux. […] Je ne peux me libérer de ce commerce avec ma plume – oui, il va jusqu’à m’empêcher d’entamer des relations avec qui que ce soit d’autre.

Lorsque chez moi, je pense à quelqu’un qui m’est cher, je me dis : “Tiens, tu devrais aller le voir sur le champ.” Mais qu’arrive-t-il alors ? J’examine cette idée pendant si longtemps que finalement la plume se glisse insidieusement dans ma main. Et au lieu d’une visite en ville, cela se transforme en une lettre de plus à la maison. Je m’entretiens à l’aide de ma plume avec cette personne, mais lorsque j’en ai fini, la plume me rit au nez : car effectivement, elle s’est bien jouée de moi ! […] La plume me fait croire qu’elle peut sans aucun problème m’informer de l’effet qu’aura ma lettre sur son destinataire : ce qu’il dira, ce que je dirai alors, ce qu’il répondra ensuite, etc. Bref, au lieu d’être envoyée, la missive que je brûle est encore l’occasion d’une petite étude d’après nature. Cette étude ne peut évidemment être envoyée, elle est donc elle aussi vouée à la disparition. Et voilà que la plume m’a à nouveau dupé ! Elle me prive de beaucoup de plaisirs de la vie… La seule consolation qui me reste est de parvenir, grâce à elle, à décrire plus ou moins bien la facilité avec laquelle elle m’a trompé…