25 oct. 2016

Lettre de Richard Wagner à Frédéric Villot

Richard Wagner (22 mai 1813 – 13 février 1883), le compositeur et poète allemand, auteur de la Tétralogie ou du Vaisseau fantôme, est une figure historique polémique. Mais personne ne conteste qu’il a révolutionné la musique et les arts du spectacle à la fin du XIXe siècle. Dans la lettre suivante, Wagner évoque sa conception de la musique à Frédéric Villot, un graveur ami de Delacroix ; dans sa vision évolutionniste de l’art musical, c’est évidemment l’Allemagne qui est la figure de proue de l’opéra… Plus qu’une longue lettre, la Lettre sur la musique est un texte de référence !

RichardWagner
"Sans la mélodie la musique ne peut pas 
même être conçue, musique et mélodie sont 
rigoureusement inséparables"


Paris, 15 septembre 1860

Vous m’avez demandé, Monsieur, de vous résumer moi-même, avec clarté, les idées sur l’art que j’ai émises dans une série d’écrits publiés en Allemagne, voilà déjà bien des années. Ces idées y ont fait assez de bruit, causé assez de scandale pour exciter en France même la curiosité avec laquelle j’ai été accueilli. Vous avez pensé que ces explications importaient à mon intérêt ; votre amitié vous a inspiré la confiance qu’une exposition réfléchie de ma pensée pourrait servir à dissiper plus d’une erreur, plus d’un préjugé, et mettre facilement les esprits prévenus à même, au moment où l’on va donner à Paris un de mes opéras, de juger l’œuvre elle-même sans avoir à se prononcer en même temps sur une théorie contestable.

Il m’eût été, je l’avoue, extrêmement difficile de répondre à votre invitation bienveillante, si vous ne m’eussiez exprimé le désir de me voir offrir en même temps au public une traduction de mes poèmes d’opéra, et indiqué par là le seul moyen qui me permît de vous complaire. Je dois le dire, je n’aurais pu prendre sur moi de me lancer encore une fois, comme il eût fallu m’y résoudre, dans un labyrinthe de considérations théoriques et de pures abstractions. À la répugnance prononcée que j’ai maintenant à relire mes écrits théoriques, il m’est aisé de reconnaître qu’à l’époque où je les composai j’étais dans une situation d’esprit tout à fait anormale, dans une de ces situations où l’artiste peut se trouver une fois dans sa vie, mais non se replacer une seconde. Permettez-moi de vous décrire, avant tout, cet état dans ses traits essentiels, tels que je puis me les représenter aujourd’hui. Laissez-moi m’étendre un peu là-dessus ; je me flatte de vous faire saisir au moyen de cette peinture d’une disposition toute personnelle, la valeur de mes principes sur l’art ; il m’est d’ailleurs aussi impossible, à cette heure, de reprendre ces principes sous leur forme purement abstraite, que cela serait contraire au but que je me propose.

Nous pouvons considérer la nature, dans son ensemble, comme un développement gradué, depuis l’existence purement aveugle jusqu’à la pleine conscience de soi ; l’homme en particulier offre l’exemple le plus frappant de ce progrès. Eh bien, ce progrès est d’autant plus intéressant à observer dans la vie de l’artiste que son génie, ses créations sont justement ce qui offre au monde sa propre image, et l’élève à la conscience de lui-même. Mais dans l’artiste même, l’énergie créatrice est de sa nature spontanée, instinctive ; et là même où il a besoin d’étude pour s’approprier la technique nécessaire à la réalisation, sous les formes de l’art, des types qu’enfante sa pensée, le choix définitif des moyens d’expression ne suppose pas la réflexion ; il est déterminé bien plutôt par une tendance spontanée, et cette tendance constitue précisément, chez l’artiste, le caractère de son génie particulier.
Une réflexion soutenue ne commence à lui devenir une nécessité qu’au moment où il se heurte contre quelque grave obstacle dans l’application des moyens qui lui sont nécessaires pour exprimer ses idées ; je veux dire lorsque les moyens de réaliser ses conceptions lui sont plus difficiles à réunir, ou lui manquent tout à fait. Ce dernier cas est celui où risque de se trouver, plus que tout autre, l’artiste qui a besoin pour réaliser ses conceptions non seulement d’organes inanimés, mais d’un ensemble de forces artistiques vivantes. Le poète dramatique a besoin, dans la plus rigoureuse acception du mot, de cet ensemble pour donner à son œuvre une expression intelligible : il est forcé d’avoir recours au théâtre, et le théâtre, comme ensemble des arts de représentation, soumis à des lois particulières, constitue lui-même une branche spéciale de l’art. Avant tout, le poète dramatique, en abordant le théâtre, trouve en lui un élément de l’art déjà constitué ; il est tenu de se fondre avec lui, avec les lois particulières qui le régissent, pour voir ses propres conceptions réalisées. Si les tendances du poète sont en parfait accord avec celles du théâtre, il ne saurait être question du conflit que j’ai signalé, et la seule chose à considérer, pour apprécier la valeur de l’œuvre produite et exécutée, c’est le caractère de cet accord. Si ces tendances sont au contraire radicalement divergentes, on comprend sans peine l’extrémité fâcheuse où l’artiste est réduit : il se voit forcé d’employer, pour exprimer ses idées, un organe destiné, dès l’origine, à des buts différents du sien.

Obligé de m’avouer que je me trouvais dans une situation pareille, force a été pour moi, à une certaine époque de ma vie, de faire une halte dans une carrière de production plus ou moins spontanée ; il m’a fallu de longues réflexions pour sonder les motifs de cette situation énigmatique et m’en rendre compte. J’ose m’imaginer que jamais artiste ne sentit peser aussi lourdement sur lui la nécessité de sortir de ce problème ; car jamais éléments aussi divers, aussi particuliers, ne s’étaient trouvés mis en jeu : la poésie et la musique d’une part, la scène lyrique de l’autre, c’est-à-dire l’institution publique artistique la plus équivoque, la plus discutable de notre temps, le théâtre d’opéra ; voilà ce qu’il s’agissait de concilier.

Laissez-moi vous signaler d’abord une différence fort grave à mes yeux, entre la situation des auteurs d’opéras vis-à-vis du théâtre en France et en Italie, et leur situation en Allemagne ; cette différence est si importante, que vous saisirez facilement, dès que je l’aurai définie, pourquoi le problème en question ne pouvait, se dresser si impérieusement que devant un auteur allemand.

En Italie, où s’est constitué d’abord l’opéra, quelle était la mission unique du musicien ? Il avait à écrire pour tels ou tels chanteurs, chez qui le talent dramatique n’avait qu’une place tout à fait secondaire, des airs destinés exclusivement à fournir à ces virtuoses l’occasion de déployer leur habileté.
Poème et scène n’étaient qu’un prétexte, ne servaient qu’à prêter un temps et un lieu à cette exhibition de virtuoses ; la danseuse alternait avec la chanteuse, elle dansait ce que la première avait chanté ; et le compositeur avait, pour tout emploi, à fournir des variations d’un type d’airs déterminé. Ici régnait, vous le voyez, la plus complète harmonie, et jusque dans le plus mince détail : le compositeur écrivait pour tels ou tels chanteurs, et l’individualité de ceux-ci lui indiquait le caractère des variations d’airs qu’il avait à fournir. L’opéra italien était ainsi devenu un genre à part, qui n’avait rien à faire avec le drame véritable, et restait particulièrement étranger à la musique même. Du développement de l’opéra en Italie date, pour le connaisseur, la décadence de la musique italienne. L’évidence de cette assertion frappera tout esprit qui possède une idée exacte de la sublimité, de la richesse, de l’incomparable profondeur d’expression de la musique d’église en Italie, dans les siècles précédents ; qui pourrait par exemple, après avoir entendu le Stabat Mater de Palestrina, tenir la musique italienne d’opéra pour une fille légitime de cette admirable mère ? Ceci dit en passant, je note, en vue du but que je me propose, ce seul point établi : c’est qu’en Italie il a existé jusqu’à nos jours une pleine harmonie entre les tendances du théâtre d’opéra et celles du compositeur.

Il en est de même en France ; ces relations n’ont point changé. Seulement le chanteur a vu, aussi bien que le compositeur, grandir sa tâche ; car la coopération du poète dramatique a pris ici une importance infiniment plus grande qu’en Italie. Appropriées au caractère de la nation, à l’état de la poésie dramatique et des arts de représentation qui venaient de prendre un essor remarquable, les exigences de ces arts s’imposaient aussi impérieusement à l’opéra. Au grand Opéra se forma un style fixe qui, emprunté dans ses traits principaux aux règles du Théâtre-Français, satisfaisait à toutes les conventions, à toutes les exigences d’une représentation dramatique. Sans vouloir pour le moment le définir avec plus de rigueur, je note encore un seul point : c’est qu’il existait un théâtre modèle déterminé, que dans ce théâtre s’était formé le style qui s’imposait à l’acteur, au compositeur avec une égale autorité, que l’auteur trouvait un cadre exactement circonscrit ; et ce cadre, il avait à le remplir au moyen d’une action et de la musique, avec le concours d’acteurs et de chanteurs exercés, connus d’avance, et en parfait accord avec lui pour réaliser ce qu’il se proposait.

Quand l’Allemagne reçut l’opéra, c’était un produit exotique, déjà tout développé ; et ce produit était radicalement étranger au caractère de la nation. Des princes allemands avaient appelé à leur cour des sociétés italiennes d’opéra, accompagnées de leurs compositeurs. Les compositeurs allemands devaient aller en Italie pour y apprendre à composer des opéras. Plus tard les théâtres, pour contenter le public, joignirent à cela l’exécution d’opéras traduits, entre autres d’opéras français. Les essais d’opéras allemands n’étaient qu’une simple imitation d’opéras étrangers, ils n’avaient d’allemand que la langue. Nulle part ne se forma un théâtre central, un théâtre modèle. Tous les styles coexistaient dans la plus complète anarchie, style français, style italien, imitation allemande de l’un et de l’autre ; ajoutez encore des tentatives pour faire de la vieille pièce avec chant, qui ne s’était jamais élevée au genre populaire et indépendant, tentatives presque toujours vaincues par la prééminence des formes techniques, telles qu’elles venaient de l’étranger. Sous ces influences et dans cette confusion naissait un inconvénient des plus visibles, je veux dire l’absence absolue de style dans les représentations d’opéra. Dans des villes d’une population restreinte, où le théâtre ne trouvait qu’un public rarement renouvelé, pour donner au répertoire l’attrait de la variété, on représentait coup sur coup, aux intervalles les plus rapprochés, des opéras français, italiens, des opéras allemands, imitations des deux genres, ou bien issus des pièces avec chant les plus vulgaires ; sujets comiques, sujets tragiques, tout était chanté, joué par les mêmes chanteurs. Des morceaux composés pour les premiers virtuoses italiens, appropriés à leurs qualités personnelles, étaient chantés par des chanteurs sans étude et sans exercice, dans une langue d’un génie diamétralement opposé à celui de la langue italienne, et ils étaient défigurés de la façon la plus ridicule. Ou bien c’étaient des opéras français, dont l’effet reposait sur une déclamation pathétique de phrases de rhétorique soigneusement notées, qu’on représentait dans des traductions fabriquées à la hâte et à vil prix par des manœuvres littéraires, presque toujours sans aucun égard à la liaison des phrases déclamées avec la musique, et avec des fautes de prosodie à faire dresser les cheveux sur la tête. Cette unique circonstance eût suffi pour empêcher la diction d’atteindre jamais à un bon style, et pour rendre public et chanteurs également indifférents au texte. De là, comme résultat, toutes sortes d’imperfections. Nulle part un théâtre modèle d’opéra, un théâtre mené dans une direction intelligente, un théâtre qui donnât le ton ; une éducation défectueuse des voix mêmes, quand il s’en rencontrait, ou bien l’absence de toute éducation, et partout dans l’art l’anarchie.

Vous sentez que pour le musicien véritable et sérieux, ce théâtre d’opéra n’existait pas, à vrai dire. Si un penchant décidé, si l’éducation le tournaient vers le théâtre, il préférait nécessairement écrire des opéras en Italie pour les Italiens, en France pour les Français ; et tandis que Mozart et Gluck composaient des opéras italiens et français, la musique vraiment nationale se développait en Allemagne sur de tout autres principes que ceux de l’opéra. Bien loin de l’opéra, entée sur cette branche de la musique que les Italiens délaissèrent tout d’un coup à la naissance de l’opéra, la musique proprement dite se développait en Allemagne, depuis Bach jusqu’à Beethoven ; elle atteignait cette hauteur, cette merveilleuse richesse, qui l’ont élevée à la place que tout le monde lui reconnaît.

Le musicien allemand, dont les yeux, quittant le domaine qui lui était propre, celui de la musique chorale et instrumentale, se portaient sur la musique dramatique, ne trouvait pas dans l’opéra une forme achevée, imposante, d’une perfection relative qui lui pût servir de modèle, comme il en trouvait dans les autres genres de musique. Il trouvait dans l’oratorio, dans la symphonie surtout, une forme noble et achevée ; l’opéra lui offrait au contraire un amas confus et sans lien de formes non développées ; sur ces formes il voyait peser une convention qu’il ne pouvait comprendre et qui étouffait toute liberté de développement. Pour bien saisir ce que je veux dire, comparez la richesse infinie, prodigieuse du développement dans une symphonie de Beethoven avec les morceaux de musique de son opéra de Fidelio ; vous comprenez sur-le-champ combien le maître se sentait ici à l’étroit, combien il étouffait, combien il lui était impossible d’arriver jamais à déployer sa puissance originelle ; aussi, comme s’il voulait s’abandonner une fois au moins à la plénitude de son inspiration, avec quelle fureur désespérée il se jette sur l’ouverture, et y ébauche un morceau d’une ampleur et d’une importance jusque-là inconnue ! Cet unique essai d’opéra le laisse plein de dégoût ; il ne renonce pas toutefois au désir de trouver enfin un poème qui ouvre une libre carrière au déploiement de sa puissance musicale. L’idéal flottait devant sa pensée. Oui, le musicien allemand, après avoir poursuivi ce genre dont le caractère lui semblait problématique, qui ne cessait de l’attirer et de le repousser en même temps, et dont il jugeait les formes absolument insuffisantes, l’opéra, enfin, devait nécessairement voir s’ouvrir devant lui une direction idéale. C’est ici que réside la signification propre des efforts de l’Allemagne, et non-seulement en musique, mais à peu près dans tous les arts. Permettez-moi, Monsieur, de m’arrêter un instant sur ce point.

On ne saurait contester que les nations romanes de l’Europe n’aient depuis longtemps acquis une grande supériorité sur les nations germaniques ; je parle de la perfection de la forme. L’Italie, l’Espagne, la France avaient atteint à cet agrément dans les formes qui répondaient à leur caractère, et la vie tout entière, aussi bien que l’art, avait revêtu cette élégance, passée à l’état de loi ; mais l’Allemagne était restée à cet égard dans un état d’anarchie incontestable, et les efforts qu’on y faisait pour s’approprier des formes étrangères ne paraissaient, au lieu de la dissimuler à grand-peine, qu’augmenter cette anarchie. L’évidente infériorité où la nation allemande était tombée pour tout ce qui concerne la forme (et qu’est-ce qui ne la concerne pas ?) retarda si longtemps aussi, par une conséquence naturelle, le développement de l’art et de la littérature en Allemagne, que jusqu’à la seconde moitié du dernier siècle il ne s’y était pas produit un mouvement pareil à celui que les nations romanes avaient vu s’accomplir dès le commencement de la Renaissance.
Ce mouvement en Allemagne ne pouvait guère avoir au début d’autre caractère que celui d’une réaction contre les formes étrangères qu’on défigurait et qui défiguraient. Cette réaction ne pouvait avoir lieu en faveur d’une forme allemande étouffée, car en réalité il n’en existait aucune ; aussi ce mouvement poussait-il à la découverte d’une forme idéale, purement humaine, et qui n’appartînt pas exclusivement à une nationalité. L’activité si originale, si nouvelle, sans analogue dans l’histoire de l’art, des deux grands poètes allemands, Gœthe et Schiller, a son trait distinctif : c’est la première fois que cette recherche d’une forme idéale, purement humaine, d’une valeur illimitée, soit devenue l’objet du génie, et cette recherche constitue, ou peu s’en faut, un des buts essentiels de leurs créations. Rebelles au joug de la forme dont les nations romanes acceptaient encore la loi, ils furent conduits à considérer cette forme en elle-même, à se rendre compte de ses inconvénients comme de ses avantages, à remonter de ce qu’elle est actuellement jusqu’à l’origine de toutes les formes de l’art en Europe, à savoir la forme grecque, à s’ouvrir avec la liberté nécessaire la pleine intelligence de la forme antique, à s’élever enfin, appuyés sur celle-ci, à une forme idéale, purement humaine, affranchie de toute entrave de mœurs nationales, appelée par conséquent à transformer ces mœurs nationales en mœurs purement humaines, soumises uniquement aux lois éternelles. L’infériorité, où la nation allemande s’était trouvée jusqu’ici vis-à-vis des nations romanes, devenait un avantage. Le Français, par exemple, se trouvant en face d’une forme perfectionnée, dont toutes les parties constituaient un harmonieux ensemble, assujettie à des lois qui le contentaient pleinement et qu’il acceptait sans résistance comme immuables, se sentait astreint à une perpétuelle reproduction de cette forme, et par suite condamné à une sorte de stagnation (ce mot pris dans un sens supérieur) ; l’Allemand, sans nier les avantages d’une telle situation, n’en reconnaissait pas moins ses inconvénients et ses périls ; les lourdes entraves qu’elle créait ne lui échappaient pas, et il voyait en perspective une forme idéale, qui lui offrait ce que toute forme avait d’impérissable, mais débarrassée des chaînes du hasard et du faux. La valeur immense de cette forme consistait à ce que, dégagée du caractère étroit d’une nationalité particulière, elle doit être accessible à toute intelligence. Si, quant à la littérature, la diversité des langues européennes fait obstacle à cette universalité, la musique est une langue également intelligible à tous les hommes, et elle devait être la puissance conciliatrice, la langue souveraine, qui, résolvant les idées en sentiments, offrait un organe universel de ce que l’intuition de l’artiste a de plus intime ; organe d’une portée sans limites, surtout si l’expression plastique de la représentation théâtrale lui donnait cette clarté que la peinture a pu seule jusqu’ici réclamer comme son privilège exclusif.

Vous voyez d’ici à vol d’oiseau le plan, le dessin de l’œuvre, dont l’idéal s’offrait de plus en plus clair à ma pensée. Ce plan, je n’ai pu m’empêcher autrefois de l’esquisser théoriquement ; c’était à une époque où j’éprouvais une aversion sans cesse grandissante pour le genre qui avait avec l’idéal dont j’étais occupé la ressemblance repoussante du singe avec l’homme ; c’était à ce point que je me sentais tenté de fuir bien loin devant un tel spectacle dans la plus complète retraite.

Je voudrais vous faire comprendre cette crise de ma vie, sans vous fatiguer pourtant de détails biographiques ; souffrez donc que, de tout cela, je vous peigne seulement le singulier combat que doit soutenir un musicien allemand de nos jours, lorsque, l’âme pleine de la symphonie de Beethoven, il est conduit à aborder l’opéra moderne tel que je vous l’ai décrit en Allemagne.

Malgré une éducation scientifique sérieuse, j’avais dès ma première jeunesse vécu en relations étroites, continuelles avec le théâtre. Cette partie de ma vie tombe dans les dernières années de Charles-Marie de Weber ; il dirigeait alors en personne dans la ville que j’habitais, à Dresde, l’exécution de ses opéras. Je reçus de ce maître mes premières impressions musicales ; ses mélodies me remplissaient d’enthousiasme, son caractère et sa nature exerçaient sur moi une vraie fascination ; sa mort dans un pays éloigné remplit de désolation mon cœur d’enfant. La mort de Beethoven suivit de près celle de Weber ; ce fut la première fois que j’entendis parler de lui, et c’est alors que je fis connaissance avec sa musique, attiré, si je puis le dire, par la nouvelle de sa mort. Ces impressions sérieuses développaient en moi une inclination de plus en plus énergique pour la musique. Ce ne fut que plus tard cependant, lorsque déjà mes études m’avaient introduit dans l’antiquité classique et inspiré quelques essais poétiques, que j’en vins à étudier la musique plus à fond. J’avais composé une tragédie, et je voulais écrire pour cette tragédie un accompagnement musical. On dit que Rossini demanda un jour à son professeur si, pour composer des opéras, il lui était nécessaire d’apprendre le contrepoint, et le professeur qui ne songeait qu’à l’opéra italien moderne ayant répondu que non, l’écolier s’abstint : il ne demandait pas mieux. Eh bien, mon professeur, après m’avoir enseigné les procédés les plus difficiles du contre-point, me dit: « Il est probable que vous n’aurez jamais à écrire une fugue ; mais sachez l’écrire, et vous serez indépendant dans votre art, et tout le reste vous sera facile. » C’est ainsi exercé que j’entrai dans la carrière de directeur de musique au théâtre, et que je commençai à faire des opéras sur des poèmes dont j’étais l’auteur.

Que cette courte notice biographique vous suffise. Après ce que je vous ai dit de l’opéra en Allemagne, vous pouvez prévoir aisément la marche ultérieure de mon esprit. La direction de nos opéras ordinaires me causait un sentiment particulier de malaise, une sorte d’ennui poignant, mais souvent encore ce sentiment était interrompu par un bonheur et un enthousiasme que je ne puis dire, lorsque, par intervalles, on exécutait des œuvres plus nobles, et que l’incomparable effet des combinaisons musicales réunies au drame se faisait au moment même de la représentation sentir à mon âme, avec une profondeur, une énergie, une vivacité dont nul autre art ne peut approcher. L’espoir de rencontrer sans cesse de nouvelles impressions du même genre, qui m’entrouvraient, comme les rapides lueurs de l’éclair, un monde de possibilités inconnues, voilà ce qui continuait à me tenir enchaîné au théâtre, malgré le dégoût que j’éprouvais dans l’ornière, creusée sans retour, par nos représentations d’opéra.
Entre autres impressions de ce genre qui m’affectèrent avec une intensité particulière, je me rappelle un opéra de Spontini que j’entendis exécuter à Berlin sous la direction même du maître ; je me sentis aussi pendant un certain temps ravi dans un monde supérieur en faisant étudier à une petite compagnie d’opéra le magnifique opéra Joseph, de Méhul. Lorsqu’il y a vingt ans à peu près, je vins m’établir à Paris pour assez longtemps, les représentations du grand opéra, la perfection de l’exécution musicale et de la mise en scène, ne pouvaient manquer de produire sur moi une impression d’éblouissement et de m’enflammer. Mais, depuis longtemps déjà, une cantatrice et une tragédienne dont le mérite, à mes yeux du moins, n’a été jamais surpassé, avait par ses représentations produit sur mon esprit une impression ineffaçable et décisive : c’était Mme Schrœder-Devrient. L’incomparable talent dramatique de cette artiste, l’inimitable harmonie et le caractère individuel de son jeu, toutes ces choses dont mes yeux et mes oreilles s’étaient nourris ardemment, avaient exercé sur moi un charme qui décida de toute ma direction d’artiste. De tels effets étaient possibles, je l’avais vu, et l’âme remplie de ces souvenirs, je m’étais accoutumé à de légitimes exigences, non-seulement quant à la musique et à l’exécution dramatique, mais de plus quant à la conception à la fois poétique et musicale d’une œuvre à laquelle je ne puis guère donner encore le nom d’opéra. J’étais attristé de voir cette artiste réduite, pour alimenter son talent, à s’approprier les productions les plus nulles dans le champ de l’opéra. Je ne pouvais d’ailleurs m’étonner assez de la profondeur et de la ravissante beauté qu’elle savait prêter au personnage de Roméo, dans le faible opéra de Bellini ; mais je me disais au même moment ce que devrait être l’œuvre incomparable dont toutes les parties seraient parfaitement dignes du talent d’une telle artiste, et d’une réunion d’artistes de même ordre.

Exalté par de telles impressions, l’idée de ce qui était à faire dans le genre de l’opéra s’élevait en moi de plus en plus ; et cette idée m’apparaissait de plus en plus réalisable en rassemblant dans le lit du drame musical le riche torrent de la musique allemande, telle que Beethoven l’avait faite ; par contre-coup, j’étais plus choqué, plus découragé chaque jour par mon commerce habituel avec l’opéra proprement dit ; il était si loin de l’idéal que je m’étais formé ! À mesure qu’il apercevait plus nettement la possibilité de réaliser une œuvre infiniment plus parfaite, à mesure qu’il se voyait enfermé davantage, par les fonctions qu’il exerçait, dans le cercle magique et indestructible du genre où il voyait tout l’opposé de l’idéal qui le remplissait, le malaise de l’artiste croissait sans cesse et avait fini par devenir insupportable. Permettez-moi de le peindre en quelques traits. Toutes mes tentatives pour opérer une réforme dans l’institution de l’opéra, mes projets d’imprimer par des efforts résolument avoués une direction qui conduisît à la réalisation de mes désirs, ma volonté de faire de l’excellent, qui se rencontre si rarement, la mesure de toutes les productions, tout fut peine perdue. Enfin je dus comprendre clairement dans quel but on cultive le théâtre moderne, et pourquoi est fait en particulier l’opéra ; et cette découverte, à laquelle je ne pus fermer les yeux, fut ce qui me remplit de dégoût, de désespoir, à tel point, qu’abjurant tout essai de réforme, je rompis tout commerce avec cette frivole institution.

Les circonstances m’engageaient puissamment à m’expliquer la constitution du théâtre moderne, et sa résistance à tout changement, par la place qu’il occupe dans la société. Je voyais dans l’opéra une institution dont la destination spéciale est presque exclusivement d’offrir une distraction et un amusement à une population aussi ennuyée qu’avide de plaisir ; je le voyais en outre obligé de viser au résultat pécuniaire pour faire face aux dépenses que nécessite l’appareil pompeux qui a tant d’attrait ; et je ne pouvais me cacher qu’il y eût une vraie folie à vouloir tourner cette institution vers un but diamétralement opposé, c’est-à-dire l’appliquer à arracher un peuple aux intérêts vulgaires qui l’occupent tout le jour pour l’élever au culte et à l’intelligence de ce que l’esprit humain peut concevoir de plus profond et de plus grand. J’avais le temps de réfléchir sur les raisons qui ont réduit le théâtre à ce rôle dans notre vie publique ; de rechercher d’autre part les principes sociaux qui auraient le théâtre, tel que je le rêvais, pour résultat aussi nécessaire que l’est le théâtre actuel de l’état de la société moderne. J’avais trouvé dans quelques rares créations d’artistes inspirés une base réelle où asseoir mon idéal dramatique et musical ; maintenant l’histoire m’offrait à son tour le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique, telles que je les concevais. Je le trouvais, ce modèle, dans le théâtre de l’ancienne Athènes : là, le théâtre n’ouvrait son enceinte qu’à certaines solennités, où s’accomplissait une fête religieuse qu’accompagnaient les jouissances de l’art ; les hommes les plus distingués de l’État prenaient à ces solennités une part directe comme poètes ou directeurs, ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays ; et cette population était remplie d’une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes les plus profonds, ceux d’un Eschyle et d’un Sophocle, pouvaient être proposés au peuple, et assurés d’être parfaitement entendus.
Alors s’offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet art incomparable ; mon attention s’arrêta premièrement sur les causes sociales de cette chute, et je crus les trouver dans les raisons qui avaient amené celle de l’état antique lui-même. Puis je cherchai à déduire de cet examen les principes d’une organisation politique des races humaines, qui, en corrigeant les imperfections de l’état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l’art et de la vie publique, telles qu’elles existaient à Athènes, renaîtraient mais plus nobles, si cela est possible, et en tout cas plus durables. Je déposai les pensées qui se présentèrent à moi sur ce sujet dans un petit écrit, intitulé l’Art et la Révolution. Mon premier désir avait été de les publier en une suite d’articles dans un journal politique français ; c’était en 1849. On m’assura que le moment était mal choisi pour appeler l’attention du public parisien sur un objet de cette nature ; je renonçai à cette idée. C’est moi-même qui crois aujourd’hui qu’il serait un peu long de vous déduire le contenu de cette brochure ; je ne l’essayerai pas, et vous me saurez gré, j’en suis sûr, de cette réserve. Ce que j’ai dit plus haut vous suffira pour voir à quelles méditations, étrangères en apparence à mon objet, je me livrai pour trouver un terrain réel et pourtant idéal encore qui servît de base à l’idéal d’art qui m’occupait.

Je me mis à chercher alors ce qui caractérise cette dissolution si regrettée du grand art grec, et cet examen me retint plus longtemps. Je fus frappé d’abord d’un fait singulier, c’est la séparation, l’isolement des différentes branches de l’art réunies autrefois dans le drame complet. Associés successivement, appelés à coopérer tous à un même résultat, les arts avaient fourni, par leur concours, le moyen de rendre intelligibles à un peuple assemblé les buts les plus élevés et les plus profonds de l’humanité ; puis les différentes parties constituantes de l’art s’étaient séparées, et désormais, au lieu d’être l’instituteur et l’inspirateur de la vie publique, l’art n’était plus que l’agréable passe-temps de l’amateur, et tandis que la multitude courait aux combats de gladiateurs ou de bêtes féroces dont on faisait l’amusement public, les plus délicats égayaient leur solitude en s’occupant des lettres ou de la peinture.
Fait d’une importance capitale pour moi, je crus ne pouvoir m’empêcher de reconnaître que les divers arts, isolés, séparés, cultivés à part, ne pouvaient, à quelque hauteur que de grands génies eussent porté en définitive leur puissance d’expression, essayer pourtant, sans retomber dans leur rudesse native et se corrompre fatalement, de remplacer d’une façon quelconque cet art d’une portée sans limites, qui résultait précisément de leur réunion. Fort de l’autorité des plus éminents critiques, par exemple des recherches d’un Lessing sur les limites de la peinture et de la poésie, je me crus en possession d’un résultat solide : c’est que chaque art tend à une extension indéfinie de sa puissance, que cette tendance le conduit finalement à sa limite, et que cette limite il ne saurait la franchir sans courir le risque de se perdre dans l’incompréhensible, le bizarre et l’absurde. Arrivé là, il me sembla voir clairement que chaque art demande, dès qu’il est aux limites de sa puissance, à donner la main à l’art voisin ; et, en vue de mon idéal, je trouvai un vif intérêt à suivre cette tendance dans chaque art particulier ; il me parut que je pouvais la démontrer de la manière la plus frappante dans les rapports de la poésie à la musique, en présence surtout de l’importance extraordinaire qu’a prise la musique moderne.
Je cherchais ainsi à me représenter l’œuvre d’art qui doit embrasser tous les arts particuliers et les faire coopérer à la réalisation supérieure de son objet ; j’arrivai par cette voie à la conception réfléchie de l’idéal qui s’était obscurément formé en moi, vague image à laquelle l’artiste aspirait. La situation subordonnée du théâtre dans notre vie publique, situation dont j’avais si bien reconnu le vice, ne me permettait pas de croire que cet idéal pût arriver de nos jours à une réalisation complète ; je le désignai donc sous le nom d’Œuvre d’art de l’avenir. C’est le titre que je donnai à un écrit développé dans lequel j’exposais avec plus de détails les idées que je viens d’indiquer ; c’est à ce titre que nous sommes redevables (soit dit en passant) de ce spectre, si bien inventé, d’une « musique de l’avenir ». Ce spectre est devenu si populaire qu’on l’a vu courir comme un revenant jusque dans des écrits français. Vous pouvez à cette heure comprendre clairement sur quel malentendu cette invention a été imaginée, et dans quel but.

Je vous épargnerai encore, Monsieur, une analyse détaillée de cet écrit. Je ne lui accorde moi-même d’autre valeur que celle que peuvent y trouver des esprits, pour lesquels il ne serait pas sans intérêt d’apprendre comment et sous quelle forme un artiste, qui produit, s’est efforcé d’arriver, par tous les moyens, à la solution de problèmes réservés jusque-là aux critiques de profession, mais qui ne peuvent guère s’imposer à ceux-ci de la même manière qu’à l’artiste.

J’userai de la même réserve avec un troisième que je publiai peu de temps après le précédent sous ce titre : Opéra et Drame. Je ne veux que vous en esquisser rapidement le contenu ; je ne puis, au surplus, m’empêcher de croire que les vues qui s’y trouvent exposées dans le plus grand détail ont eu alors plus d’intérêt pour moi qu’elles ne sauraient en avoir pour d’autres désormais. C’étaient des méditations intimes, que, sous l’aiguillon de l’intérêt extrêmement vif que je prenais à mon objet, je me laissais aller à présenter en partie avec un caractère polémique, et cet objet était une recherche attentive des rapports que la poésie soutient avec la musique, envisagés cette fois au point de vue dominant de l’œuvre dramatique.

Je me croyais, dans ce livre, obligé de combattre, avant tout, l’opinion erronée de ceux qui s’étaient imaginé que, dans l’opéra proprement dit, l’idéal se trouvait atteint ou du moins immédiatement préparé. En Italie, mais surtout en France et en Allemagne, ce problème a occupé les esprits les plus éminents de la littérature. Le débat des gluckistes et des piccinistes à Paris n’était autre chose qu’une controverse, insoluble de sa nature, sur la question de savoir si c’est dans l’opéra que peut être atteint l’idéal du drame. Ceux qui s’étaient crus fondés à soutenir cette thèse se voyaient, malgré leur victoire apparente, mis en échec par leurs adversaires, dès que ceux-ci décrivaient la prééminence de la musique dans l’opéra, prééminence telle que c’était à la musique et non à la poésie que l’opéra devait son succès. Voltaire, qui inclinait en théorie à admettre la première façon de voir, était ramené par la réalité à cette proposition désespérante : « Ce qui est trop sot pour être dit, on le chante. » En Allemagne, le même problème, soulevé d’abord par Lessing, était discuté entre Schiller et Goethe, et tous deux penchaient vers l’attente du développement le plus favorable de l’opéra ; et cependant Goethe, par une contradiction frappante avec son opinion théorique, confirmait malgré lui ce mot de Voltaire ; car il a lui-même composé plusieurs textes d’opéra, et, pour se tenir au niveau du genre, il a trouvé bon de rester, dans l’invention comme dans l’exécution, aussi trivial que possible : aussi ne peut-on voir sans regret ces pièces d’une platitude absolue admises au nombre de ses poésies.

Cette opinion favorable à l’opéra, sans cesse conçue par les têtes les mieux faites, et toujours démentie par la réalité, portait d’un côté témoignage de la possibilité, prochaine en apparence, d’atteindre la perfection dans le drame par une parfaite réunion de la poésie et de la musique ; elle trahissait d’autre part ce qu’a de radicalement défectueux l’opéra proprement dit. Ce vice essentiel de l’opéra ne pouvait par sa nature même se faire sentir d’abord au musicien, et devait du reste échapper aussi nécessairement au littérateur. Le poète, qui n’était pas lui-même le musicien, trouvait dans l’opéra un ensemble invariable de formes musicales, et cet ensemble lui prescrivait d’avance les lois déterminées auxquelles devait satisfaire l’échafaudage dramatique dont il était chargé.

Le poète ne pouvait rien changer à ces formes, cela n’appartenait qu’au musicien. Quelle était la valeur de ces formes ? C’est ce que le poète, qu’on prenait pour auxiliaire, découvrait sans le vouloir ; il le découvrait par la nécessité où il se sentait réduit d’abaisser, dans l’invention du sujet et la composition des vers, son talent de poète jusqu’à cette frivolité plate et avouée que Voltaire a flagellée si justement. En vérité, il n’est pas besoin de faire voir la pauvreté, la platitude, le ridicule du genre livret d’opéra ; en France, même, les meilleurs essais du genre ont consisté plutôt à voiler le mal qu’à le détruire. Le mécanisme propre de l’opéra est donc toujours resté un objet étranger au poète ; il ne pouvait y toucher, il n’avait qu’à s’y assujettir ; aussi jamais, sauf de rares et malheureuses exceptions, un vrai poète n’a-t-il rien voulu avoir à faire avec l’opéra.

La question est maintenant de savoir comment le musicien eût pu donner à l’opéra sa signification idéale, si le poète ne peut, dans la part réelle qu’il y prend, maintenir les exigences auxquelles toute pièce dramatique raisonnable est tenue de satisfaire. Devait-on l’attendre du musicien, qui sans cesse et uniquement préoccupé du perfectionnement des formes purement musicales, ne voyait autre chose dans l’opéra qu’un champ où déployer son propre talent ? Il y avait quelque chose de contradictoire et d’absurde à concevoir une pareille attente du musicien, et c’est ce que j’ai, je crois, assez correctement démontré dans la première partie de mon écrit Opéra et Drame. En m’exprimant sur ce que de grands maîtres ont produit sur ce terrain de beautés entraînantes, je pouvais mettre en lumière les côtés faibles de leurs œuvres sans porter aucune atteinte à leur renommée établie, car je trouvais la cause de ces imperfections dans le vice radical du genre lui-même ; mais le point qui m’intéressait surtout après une exposition de cette nature, toujours un peu fâcheuse, était de prouver que cette perfection idéale de l’opéra, rêve de tant d’esprits supérieurs, supposait une première condition : c’était que la coopération du poète changeât totalement de caractère.

Dans cette pensée, j’essayais de montrer que ce rôle du poète dans l’opéra, rôle décisif à mes yeux, il l’acceptait volontiers, il y aspirait lui-même, et pour cela j’invoquais surtout les espérances des grands poètes indiquées plus haut, leurs désirs manifestés si souvent et avec tant de force de voir l’opéra élevé à la hauteur d’un genre idéal. Je cherchais ce que voulaient dire ces espérances obstinées ; j’en trouvais, à ce qu’il me semblait, l’explication dans un penchant naturel au poète et qui domine chez lui la conception comme la forme ; ce penchant est d’employer l’instrument des idées abstraites, la langue, de telle sorte qu’elle agisse sur la sensibilité elle-même. Cette tendance est manifeste dans l’invention du sujet poétique ; le seul tableau de la vie humaine qui soit appelé poétique est celui où les motifs qui n’ont de sens que pour l’intelligence abstraite font place aux mobiles purement humains qui gouvernent le cœur. La même tendance est la loi souveraine qui préside à la forme et à la représentation poétique. Le poète cherche, dans son langage, à substituer à la valeur abstraite et conventionnelle des mots leur signification sensible et originelle ; l’arrangement rhythmique et l’ornement (déjà presque musical) de la rime, lui sont des moyens d’assurer au vers, à la phrase, une puissance qui captive comme par un charme et gouverne à son gré le sentiment. Essentielle au poète, cette tendance le conduit jusqu’à la limite de son art, limite que touche immédiatement la musique ; et par conséquent l’œuvre la plus complète du poète devrait être celle qui, dans son dernier achèvement, serait une parfaite musique.

De là, je me voyais nécessairement amené à désigner le mythe comme matière idéale du poète. Le mythe est le poème primitif et anonyme du peuple, et nous le trouvons à toutes les époques repris, remanié sans cesse à nouveau par les grands poètes des périodes cultivées. Dans le mythe, en effet, les relations humaines dépouillent presque complètement leur forme conventionnelle et intelligible seulement à la raison abstraite ; elles montrent ce que la vie a de vraiment humain, d’éternellement compréhensible, et le montrent sous cette forme concrète, exclusive de toute imitation, laquelle donne à tous les vrais mythes leur caractère individuel, que vous reconnaissez au premier coup d’œil. Je consacrai à ces recherches la deuxième partie de mon livre, et elles me conduisirent à cette question : Quelle est la forme la plus parfaite sous laquelle doive être représentée cette matière poétique idéale ?

J’examinais à fond dans une troisième partie ce que comporte la forme sous le rapport technique, et voici l’énoncé du résultat auquel ces recherches aboutissaient. Le développement extraordinairement riche et tout à fait inconnu aux siècles passés qu’a pris la musique à notre époque, permet seul de mettre au jour tout ce dont la forme est capable.

Voilà une proposition grave, et j’en sens trop bien la gravité pour ne pas regretter que ce ne soit pas ici le lieu de me livrer à un examen approfondi d’une pareille thèse. Je l’ai fait, je crois, avec assez d’étendue dans la troisième partie de mon livre, et d’une manière qui suffit au moins à ma conviction.

Si donc j’entreprends ici de vous communiquer en quelques traits mes vues sur cet objet, je réclame de vous en même temps un acte de confiance ; c’est d’admettre que ce que mes paroles peuvent avoir ici de paradoxal à vos yeux, se trouve dans mon ouvrage, appuyé de preuves plus détaillées.

Depuis la naissance des beaux-arts parmi les peuples chrétiens de l’Europe, il en est deux qui ont reçu, à n’en pas douter, un développement tout à fait nouveau, et atteint une perfection qu’ils n’eurent jamais dans l’antiquité classique ; ces deux arts sont la peinture et la musique. La perfection admirable et vraiment idéale où la peinture est parvenue dès le premier siècle de la renaissance est chose incontestée, et ce qui caractérise cette perfection a été supérieurement étudié ; aussi, n’avons-nous que deux points à constater ici, d’abord la nouveauté de ce phénomène dans l’histoire générale de l’art, ensuite que ce développement appartient en propre à l’art moderne. La même observation s’applique, avec un plus haut degré de vérité et d’importance encore, à la musique moderne. L’harmonie, que l’antiquité a complètement ignorée, l’extension prodigieuse et le riche développement qu’elle a reçus par la polyphonie, sont choses dont l’invention appartient exclusivement aux derniers siècles.

Nous ne connaissons la musique, chez les Grecs, qu’associée à la danse. Le mouvement de la danse assujettissait la musique et le poème que le chanteur récitait comme motif de danse aux lois du rythme : ces lois réglaient d’une manière si complète le vers et la mélodie, que la musique grecque (et ce mot impliquait presque toujours la poésie) ne peut être considérée que comme la danse exprimée par des sons et des paroles. Ce furent des motifs de danse, lesquels constituent le corps de toute la musique antique, qui, attachés originairement au culte païen, et perpétués dans le peuple, furent conservés par les premières communautés chrétiennes, et appliqués par elles aux cérémonies du culte nouveau à mesure qu’il se formait. La gravité de ce culte, qui proscrivait absolument la danse comme chose profane et impie, dut faire disparaître ce que la mélodie antique avait pour caractère essentiel, la vivacité et la variété extrême du rythme ; et l’on vit s’y substituer dans la mélodie le rythme dépourvu de toute espèce d’accent, qui caractérise le choral encore usité de nos jours dans les églises. En perdant la mobilité rhythmique, cette mélodie perdait aussi son motif particulier d’expression ; dès qu’on lui enlevait cet ornement du rythme, on la dépouillait presque de toute puissance expressive, comme il est aisé de s’en convaincre pour peu qu’on l’imagine destituée encore de l’harmonie qui s’y trouve jointe aujourd’hui. Pour relever l’expression mélodique d’une manière conforme à l’esprit chrétien, on fut conduit à inventer l’harmonie polyphone sur le principe de l’accord à quatre voix : cet accord, par son alternance caractéristique, servait désormais de motif à l’expression mélodique comme l’avait fait le rythme autrefois. À quelle admirable profondeur d’expression, qu’on n’avait jusque-là jamais soupçonnée, ce moyen porta la phrase mélodique, nous le voyons avec un ravissement toujours nouveau dans les chefs-d’œuvre vraiment incomparables de la musique d’église italienne. Les différentes voix, uniquement destinées à faire entendre à l’oreille l’accord harmonique fondamental avec la note de la mélodie, recevaient enfin elles-mêmes un développement progressif, plein de liberté et d’expression ; à l’aide de ce qu’on appelle l’art du contre-point, chacune des voix, soumises à la mélodie proprement dite, qu’on appelait canto fermo, put se mouvoir avec une expression indépendante, et cela engendra, dans les œuvres des maîtres, les plus consacrés, un chant d’église dont l’exécution produisait sur l’âme un effet si merveilleux, si profond que nul autre ne saurait lui être comparable.

La décadence de cet art en Italie, et le perfectionnement par les Italiens de la mélodie d’opéra, sont deux faits connexes, que je ne puis appeler qu’un retour au paganisme. Tandis que l’Église déclinait, il se développait chez les Italiens un goût vif pour les applications profanes de la musique ; on recourut au moyen le plus aisé, ce fut de rendre à la mélodie sa propriété rhythmique particulière et de l’appliquer au chant tout comme on l’avait fait autrefois à la danse. Il y avait entre le vers moderne qui s’était formé en harmonie avec la mélodie chrétienne, et la mélodie dansante qu’on lui associait, des incompatibilités étonnantes ; mais je ne veux pas m’y arrêter, et je tiens seulement à vous faire remarquer que cette mélodie et ce vers étaient presque complètement indifférents l’un à l’autre, et que le mouvement de la mélodie, capable de toutes les variations, dépendait en définitive presque uniquement de la volonté du virtuose. Mais une chose surtout nous détermine à signaler la création de cette mélodie comme un pas rétrograde et non comme un progrès ; c’est qu’elle ne sut tirer aucun parti de ce que la musique chrétienne avait inventé et dont l’importance immense est incontestable, l’harmonie et la polyphonie qui en est le corps. Sur une base harmonique si misérable qu’on peut à son gré la priver de tout accompagnement, la mélodie italienne d’opéra s’est aussi contentée, quant à l’agencement et à la liaison de ses parties, d’une structure des périodes si pauvre que le musicien cultivé de notre temps ne peut rencontrer sans un triste étonnement cette forme indigente et presque enfantine de l’art, dont les étroites limites condamnent le compositeur de génie lui-même, qui embrasse cet art, à une immobilité absolue.

Le même besoin de séculariser la musique d’église se manifesta en Allemagne ; il conduisit à des résultats d’une importance toute nouvelle. Les maîtres allemands revinrent aussi à la mélodie rythmique primitive, telle qu’elle s’était perpétuée sans interruption dans le peuple sous forme d’airs de danse nationaux. Mais au lieu de renoncer à la riche harmonie de la musique chrétienne, ces maîtres cherchèrent au contraire à donner à l’harmonie une perfection nouvelle en l’associant à la mélodie rhythmique d’un mouvement très-vif ; ils s’efforcèrent de parvenir à combiner étroitement le rythme et l’harmonie dans l’expression mélodique. De cette manière non seulement la polyphonie conserva sa liberté de mouvement, mais elle fut portée à un degré de perfection tel que chacune des voix put, grâce à l’art du contre-point, contribuer avec indépendance à rendre la mélodie rhythmique, et il en résulta que la mélodie ne se fit plus entendre, comme au début, dans le canto fermo, mais dans chacune des voix concertantes. De là dans le chant d’église même, lorsque l’essor lyrique amenait la mélodie rhythmique, la possibilité de viser à des effets d’une puissance irrésistible, d’une variété inouïe et exclusivement propres à la musique ; j’en appelle à quiconque aura eu le bonheur d’entendre une belle exécution des compositions vocales de Sébastien Bach, et entre autres je rappellerai spécialement ici le motet à huit voix « Chantez à Dieu un nouveau chant », dont la mélodie rythmique retentit à travers les flots d’un océan d’harmonie.

Ce perfectionnement de la mélodie rythmique sur la base de l’harmonie chrétienne devait s’achever enfin, et atteindre jusqu’aux nuances les plus délicates et les plus variées de l’expression dans la musique instrumentale. Sans vous occuper principalement de l’importance de l’orchestre sous le rapport de l’intensité, veuillez, je vous prie, songer uniquement, quant à présent, à l’extension dans les formes qu’y reçoit la mélodie de danse primitive. Le perfectionnement du quatuor d’instruments à cordes fait prévaloir dans l’orchestre, comme elle avait prévalu dans le concert chantant de la musique d’église, la direction qui consiste à traiter d’une façon indépendante les différentes voix, et l’orchestre est relevé par là de la position subalterne qui l’avait réduit jusqu’alors, comme il l’est encore aujourd’hui dans l’opéra italien, au rôle de simple accompagnement rhythmique et harmonique.
Il est du plus haut intérêt (et c’est l’unique moyen de s’expliquer l’essence des formes musicales) d’observer ici tous les efforts des maîtres allemands ; ils ont eu pour objet de donner à la simple mélodie de danse, rendue par les instruments d’une façon indépendante, un développement de plus en plus large, de l’enrichir, de l’étendre par degrés. Cette mélodie consistait uniquement dans le principe en une courte période de quatre mesures essentielles, qui étaient redoublées ou même multipliées ; lui donner une plus grande extension et arriver ainsi à une forme plus vaste, où l’harmonie puisse se déployer aussi avec plus de richesse, telle paraît avoir été la tendance fondamentale de nos maîtres. La forme spéciale de la fugue appliquée à la mélodie de danse, fournit l’occasion d’étendre aussi la durée du morceau ; elle permettait de faire alterner la mélodie dans toutes les voix, de la reproduire tantôt abrégée tantôt allongée, de la montrer tour à tour sous des aspects variés par la modulation harmonique, et de lui conserver, par des thèmes juxtaposés ou contrastés au moyen du contre-point, un mouvement intéressant. Un second procédé consista à combiner ensemble plusieurs mélodies de danse, à les faire alterner selon leur expression caractéristique, et à les relier par des transitions pour lesquelles l’art du contre-point fournit des ressources particulières. Sur cette base si simple s’éleva la symphonie proprement dite. Ce fut le génie de Haydn, qui donna pour la première fois à cette forme ses vastes proportions, et par l’inépuisable variété des motifs, liés et transformés de mille manières, porta sa puissance expressive à une hauteur encore inconnue. La mélodie italienne d’opéra avait dépéri par indigence de structure et de forme ; mais grâce aux chanteurs les mieux doués sous le rapport du talent et de l’âme, soutenue par le plus noble organe de la musique, elle avait acquis, néanmoins, pour l’oreille une grâce de coloris, une suavité de sons inconnue jusque-là aux maîtres allemands et qui manquait à leurs mélodies instrumentales. Ce fut Mozart qui, pénétré de ce charme, parvint en même temps à donner à l’opéra italien le riche développement de la musique instrumentale allemande, et à la mélodie de l’orchestre, toute la douceur de l’air chanté italien. Les deux maîtres Haydn et Mozart transmirent leur héritage déjà si riche et si plein de promesses à Beethoven ; et celui-ci porta la symphonie à une telle largeur et à une telle puissance de forme, il remplit cette forme d’une si grande et si irrésistible variété de richesses mélodiques, que la symphonie de Beethoven se dresse aujourd’hui devant nous comme une colonne qui indique à l’art une nouvelle période ; car avec cette symphonie a été enfantée au monde une œuvre à laquelle l’art d’aucune époque ni d’aucun peuple n’a rien à opposer qui en approche ou qui y ressemble.

Les instruments parlent dans cette symphonie une langue dont aucune époque n’avait encore eu connaissance ; car l’expression, purement musicale jusque dans les nuances de la plus étonnante diversité, enchaîne l’auditeur pendant une durée inouïe jusque-là, lui remue l’âme avec une énergie qu’aucun autre art ne peut atteindre ; elle lui révèle dans sa variété une régularité si libre et si hardie, que sa puissance surpasse nécessairement pour nous toute logique, bien que les lois de la logique n’y soient nullement contenues, et qu’au contraire la pensée rationnelle qui procède par principe et conséquence, ne trouve ici nulle prise. La symphonie doit donc nous apparaître, dans le sens le plus rigoureux, comme la révélation d’un autre monde ; dans le fait, elle nous dévoile un enchaînement des phénomènes du monde qui diffère absolument de l’enchaînement logique habituel ; et l’enchaînement qu’elle nous révèle présente avant tout un caractère incontestable : c’est de s’imposer à nous avec la persuasion la plus irrésistible et de gouverner nos sentiments avec un empire si absolu qu’il confond et désarme pleinement la raison logique.

Une nécessité métaphysique réservait précisément à notre époque la découverte de ce langage tout nouveau ; et cette nécessité gît, si je ne me trompe, dans le perfectionnement de plus en plus conventionnel des idiomes modernes. Si nous considérons avec attention l’histoire du développement des langues, nous apercevons encore aujourd’hui dans les racines des mots une origine d’où il résulte clairement que dans le principe la formation de l’idée d’un objet coïncidait d’une manière à peu près complète avec la sensation personnelle qu’il nous causait ; et peut-être n’est-il pas si ridicule d’admettre que la première langue humaine doit avoir eu avec le chant une grande ressemblance.
Issue d’une signification des mots toute naturelle, personnelle et sensible, la langue de l’homme se développa dans une direction de plus en plus abstraite, et finalement les mots ne conservèrent plus qu’une signification conventionnelle ; le sentiment perdit toute participation à l’intelligence des vocables, en même temps que l’ordre et la liaison de ceux-ci finit par dépendre d’une façon exclusive et absolue de règles qu’il fallait apprendre. Dans leurs développements nécessairement parallèles, les mœurs et la langue furent pareillement assujetties aux conventions, dont les lois n’étaient plus intelligibles au sentiment naturel, et ne pouvaient plus être comprises que de la réflexion qui les recevait sous forme de maximes enseignées. Depuis que les langues modernes de l’Europe, séparées de plus en des branches différentes, ont suivi avec une tendance de plus en plus décidée leur perfectionnement purement conventionnel, la musique s’est développée de son côté et est parvenue à une puissance d’expression dont il n’existait encore aucune idée. On dirait que sous la pression des conventions civilisées le sentiment humain s’est exalté, et a cherché une issue qui lui permît de suivre les lois de la langue qui lui est propre, et de s’exprimer d’une manière qui lui fût intelligible, avec une entière liberté et une pleine indépendance des lois logiques de la pensée. La prodigieuse popularité de la musique à notre époque, l’intérêt toujours croissant que toutes les classes de la société prennent aux genres de musique les plus profonds, l’empressement chaque jour plus vif à faire de la culture musicale une partie essentielle de l’éducation, tous ces faits, clairs, évidents, incontestables, témoignent à la fois de deux choses : l’une, que le développement moderne de la musique a répondu à un besoin profondément senti de l’humanité, l’autre que la musique, malgré l’obscurité de sa langue selon les lois de la logique, se fait nécessairement comprendre de l’homme avec une puissance victorieuse que ces mêmes lois ne possèdent pas.

En présence de cette nouveauté qu’on ne saurait méconnaître, il ne restait désormais à la poésie que deux voies pour se développer : il fallait qu’elle passât d’une manière complète dans le champ de l’abstraction, de la pure combinaison des idées, de la représentation du monde au moyen des lois logiques de la pensée ; or cette œuvre est celle de la philosophie et non de la poésie ; ou bien elle devait se fondre intimement avec la musique, et avec cette musique dont la symphonie de Beethoven nous a révélé la puissance infinie.

La poésie en trouvera sans peine le moyen, elle reconnaîtra que sa secrète et profonde aspiration est de se résoudre finalement dans la musique, dès qu’elle apercevra dans la musique un besoin qu’à son tour la poésie peut seule satisfaire. Pour expliquer ce besoin, il faut constater avant tout cette inévitable phase dans la marche de l’intelligence humaine, où elle se sent pressée de découvrir la loi qui préside à l’enchaînement des causes, et se pose, en présence de tout phénomène dont elle reçoit une forte impression, cette question involontaire : « Pourquoi ? » Or c’est une question que l’audition même d’une symphonie ne peut empêcher complètement de s’élever ; bien plus, comme elle ne peut y faire de réponse, elle confond la faculté de percevoir les causes, et suscite dans l’auditeur un trouble qui non-seulement est capable de tourner en malaise, mais devient de plus le principe d’un jugement radicalement faux. Répondre à cette question, à la fois troublante et inévitable, de telle sorte qu’elle cesse de s’élever et soit désormais en quelque sorte éludée, voilà ce que le poète seul peut faire.
Mais le poète lui-même ne saurait y parvenir sans un vif sentiment des tendances de la musique et de son inépuisable puissance d’expression ; car il faut qu’il construise son poème de manière qu’il pénètre jusque dans les fibres les plus fines du tissu musical, et que l’idée qu’il exprime se résolve entièrement dans le sentiment. La seule forme poétique applicable ici est celle où le poète, au lieu de décrire simplement, offre de son objet une représentation réelle et qui frappe les sens : cette forme est le drame. Au moment où il est représenté avec la réalité scénique, le drame éveille dans le spectateur un intérêt profond pour une action qui s’accomplit devant lui, qui est, dans la mesure du possible, une fidèle imitation de la vie humaine. Cet intérêt élève déjà par lui-même les sentiments de sympathie jusqu’à une sorte d’extase, où l’homme oublie cette fatale question du pourquoi ; alors, dans le feu de ses transports, il se livre sans résistance à la direction des lois nouvelles par lesquelles la musique se fait si merveilleusement comprendre, et, dans une acception très profonde, fait la seule réponse exacte à cette question : « Pourquoi ? »

Dans la troisième partie de l’écrit que j’ai rappelé plus haut, je cherchais enfin à déterminer avec précision les lois techniques selon lesquelles doit s’accomplir cette intime fusion de la musique et de la poésie dans le drame, À coup sûr, vous n’attendez pas de moi que j’essaye de répéter ici cette recherche ; l’esquisse qui précède ne vous a sans doute pas moins fatigué que moi, et je m’aperçois, à la fatigue que je ressens, que je suis presque revenu à l’état où j’étais il y a plusieurs années, lorsque je composai mes écrits théoriques; cet état infligeait à mon cerveau un étrange supplice; c’était un état anormal. Dieu me préserve d’y retomber jamais !

C’était, dis-je, un état anormal ; ce que la conception et la production artistique avaient élevé pour moi au-dessus de toute espèce de doute et jusqu’à une certitude immédiate, je me sentais poussé à le traiter comme un problème théorique, afin d’arriver à la clarté d’une solution rationnelle et réfléchie, et pour cela j’étais forcé de me livrer à la méditation abstraite. Or, il n’est rien de plus étranger, de plus pénible à une nature d’artiste que ce procédé, si opposé au procédé qui lui est habituel. Aussi l’artiste ne peut-il s’y livrer avec le calme et le sang-froid obligé, qui est le propre du théoricien de profession ; il se sent agité par une impatience passionnée qui l’empêche de consacrer au soin du style le temps nécessaire ; cette conception, qui implique l’image complète de son objet, il voudrait la faire tenir tout entière dans chaque proposition ; le doute qui le tourmente à l’endroit du succès le pousse au même effort sans cesse répété ; tout cela finit par le remplir d’une sorte de colère et d’irritation, choses que ne doit nullement connaître le théoricien. Les fâcheuses conséquences de cet état violent, le sentiment qu’il en a, ajoutent à son trouble ; il se hâte d’achever son œuvre en soupirant, avec la triste persuasion de n’être finalement compris que par celui qui a, comme lui, pour l’éclairer l’intuition de l’artiste.

L’état où je me trouvais était, de plus, une espèce de combat ; je cherchais à exprimer théoriquement ce que l’antagonisme de mes tendances artistiques et de nos institutions, particulièrement des théâtres d’opéra, ne me permettait pas de montrer avec une clarté qui eût forcé la conviction, par l’exécution immédiate d’une œuvre d’art. Je me sentais vivement aiguillonné à sortir de ces angoisses et à revenir à l’exercice normal de mes facultés d’artiste. J’ébauchai et je réalisai un plan dramatique de proportions si vastes que, ne suivant que les exigences de mon sujet, je renonçai de parti pris, dans cet ouvrage, à toute possibilité de le voir entrer jamais, tel qu’il est, dans notre répertoire d’opéra. Il eût fallu des circonstances extraordinaires pour que ce drame musical, qui ne comprend rien moins qu’une tétralogie complète, pût jamais être exécuté en public. Je concevais fort bien que la chose fût possible, et c’était assez, en l’absence absolue de toute idée de l’opéra moderne, pour flatter mon imagination, élever mes facultés, me débarrasser de toute fantaisie de réussir au théâtre, me livrer à une production désormais non interrompue, et me décider à suivre complètement, comme pour me guérir des souffrances cruelles que j’avais endurées, ma propre nature. L’ouvrage dont je vous parle, et dont la composition musicale est déjà depuis longtemps achevée aussi en grande partie, a pour titre « l’Anneau du Nibelung. » Si la tentative que je fais aujourd’hui de vous présenter mes autres poèmes d’opéra dans une traduction en prose ne vous déplaît pas, peut-être serais-je disposé à renouveler cet essai pour ma tétralogie.

Tandis qu’ainsi parfaitement résigné à m’interdire désormais toutes relations d’artiste avec le public, j’étais tout entier à l’exécution de mes nouveaux plans, et réparais par là les fatigues de ma pénible excursion sur le domaine de la théorie spéculative, je jouissais d’un calme si parfait que les absurdes malentendus auxquels mes écrits théoriques donnèrent lieu presque partout ne purent même pas me ramener sur ce terrain. Tout à coup mes relations avec le public prirent un autre tour sur lequel je n’avais pas compté le moins du monde : mes opéras se répandaient.

De ces opéras, il en était un, Lohengrin, à l’exécution duquel je n’avais pris aucune part ; je n’avais fait représenter les autres qu’au théâtre où je remplissais moi-même une fonction ; et cependant ils se répandaient avec un succès croissant, passant d’un théâtre à l’autre, puis enfin sur tous les théâtres en Allemagne, et ils y avaient acquis une popularité soutenue et incontestable. Ce fait me causait au fond une étrange surprise ; mais il me permit de faire encore des observations qui s’étaient déjà fréquemment présentées à moi dans ma carrière active, et qui, faisant équilibre à la répugnance qui m’éloignait de l’opéra, m’y ramenaient et m’y attachaient sans cesse.
Quelques exécutions d’une perfection peu commune et l’effet qu’elles avaient produit me révélaient, en effet, des exceptions et des possibilités qui, comme je vous l’ai indiqué, me faisaient concevoir des projets d’une portée tout idéale. Je n’avais assisté à aucune de ces nombreuses exécutions de mes opéras ; je ne pouvais me faire une idée de l’esprit qui y présidait que sur le rapport d’amis intelligents et par le succès caractéristique que ces exécutions obtenaient auprès du public. L’idée que pouvaient m’en faire concevoir les relations de mes amis n’était pas de nature à m’inspirer sur l’esprit de ces exécutions en général une conclusion très-favorable, et je dois dire la même chose du caractère de la plupart de nos représentations d’opéra. Confirmé par là dans mes dispositions pessimistes, je jouissais d’ailleurs de l’avantage des pessimistes : ce que je voyais percer çà et là de bon et de distingué me causait d’autant plus de joie que je me croyais moins fondé à l’attendre et moins autorisé à l’exiger. Autrefois, quand j’étais optimiste, j’avais fait partout du bon et de l’excellent — qui me semblait possible — une obligation rigoureuse, et cela m’avait jeté dans l’intolérance et dans l’ingratitude. Les résultats supérieurs, dont j’étais informé de temps en temps sans m’y attendre, me remplissaient d’une ardeur nouvelle en même temps que d’une vive reconnaissance ; il m’avait paru jusqu’alors qu’il n’était possible d’arriver à des résultats excellents que dans des conditions générales toutes nouvelles, et il me fut montré que cette possibilité se rencontre dès aujourd’hui, au moins comme exception.

Une chose me frappa avec plus de force encore peut-être : ce fut de voir l’impression extraordinaire que mes opéras, malgré une exécution parfois très médiocre et qui souvent les défigurait, avaient produite sur le public. Je me rappelle par moments l’antipathie, l’hostilité des critiques, qui n’avaient vu, dans mes écrits précédemment publiés sur l’art, qu’une abomination, qui s’entêtaient à vouloir que des opéras écrits à une époque bien plus ancienne eussent été composés comme une confirmation tardive et réfléchie de mes théories, et s’étaient, surtout au début, déchaînés contre ces opéras ; et alors je ne puis voir dans le plaisir franchement avoué qu’a pris le public à des ouvrages où s’exprime nettement ma vraie tendance, qu’un signe grave et encourageant. On comprend très facilement que la critique n’ait pu étouffer les applaudissements du public, en lui criant, comme elle le faisait naguère en Allemagne : « Gardez-vous de Rossini, fuyez ses accents séducteurs, évitez la sirène, fermez l’oreille à ses légères et frivoles mélodies. » Et le public n’a pas laissé que d’entendre ces mélodies avec plaisir. Mais ici l’on voyait les critiques avertir avec un zèle infatigable le public de ne pas donner son argent pour des choses qui ne pouvaient lui faire le moindre plaisir ; car ce qu’il cherchait uniquement dans l’opéra, des mélodies, toujours des mélodies, mes opéras n’en offraient aucune trace ; ils ne se composaient que des plus insipides récitatifs et du galimatias musical le plus inintelligible ; bref, c’était « la musique de l’avenir » !

Imaginez l’impression que devait produire sur moi, je ne dis pas les preuves les plus irréfragables d’un vrai succès populaire de mes opéras dans le public allemand, mais je dis les informations personnelles que je reçus d’un heureux changement dans le jugement et les sentiments de gens qui, jusque-là, n’avaient goûté que la tendance lascive de l’opéra et du ballet, et qui avaient repoussé avec dédain, avec horreur toute invitation d’accorder leur attention à une tendance plus sérieuse du drame musical. Ces informations me sont venues bien souvent ; souffrez que je vous retrace rapidement les conclusions salutaires et encourageantes que je crus devoir en tirer.

Il est évident qu’il ne s’agissait pas ici de la portée plus ou moins grande de mon talent ; les critiques les plus hostiles eux-mêmes ne se déclaraient pas contre ce talent, mais contre la direction que j’avais suivie, et ils cherchaient à expliquer mon succès définitif en disant que mon talent valait mieux que ma tendance. Parfaitement insensible à ce que le jugement porté sur mes facultés pouvait avoir de flatteur, je n’avais à me féliciter que d’une seule chose, c’était le sûr instinct qui m’avait conduit à l’idée d’une égale et réciproque pénétration de la musique et de la poésie, comme condition d’une œuvre d’art capable d’opérer, par la représentation scénique, une impression irrésistible, et de faire qu’en sa présence toute réflexion volontaire s’évanouisse dans le sentiment purement humain. Je voyais maintenant cet effet produit, malgré les faiblesses encore très grandes de l’exécution, à l’exactitude de laquelle je suis forcé d’ailleurs d’accorder tant d’importance : il y avait là de quoi me faire concevoir des idées plus hardies encore de la toute-puissante efficacité de la musique ; j’aurai à m’expliquer avec vous plus catégoriquement sur cette portée sans limite, et je le ferai dans un instant.

C’est un point difficile et d’une importance extrême, sur lequel je ne puis espérer de m’expliquer clairement, qu’à la condition de m’occuper exclusivement de la forme. J’avais essayé dans mes écrits théoriques de déterminer la forme en même temps que la substance, et je ne pouvais le faire théoriquement que d’une manière abstraite ; aussi, m’exposais-je par là à une obscurité inévitable et même à de graves malentendus. Je voudrais donc éviter à tout prix, comme je vous l’ai déclaré, de recourir à un procédé de ce genre pour vous faire entendre mes idées. Je n’ignore pas cependant combien il y a d’inconvénient à parler d’une forme sans en déterminer la substance d’aucune manière. Je vous l’ai avoué au début : l’invitation que vous m’avez adressée de vous donner en même temps une traduction de mes poèmes d’opéra était la seule chose qui pût me décider à essayer de vous fournir des éclaircissements réels sur la marche de mes idées, autant du moins que j’ai pu me l’expliquer. Laissez-moi donc vous dire encore quelques mots de ces poèmes ; je serai, j’espère, plus à l’aise pour vous parler ensuite de la forme musicale qui importe tant ici, et sur laquelle il s’est répandu tant de fausses idées.

Je dois vous prier, avant tout, de me pardonner, si je ne puis vous offrir de ces poèmes qu’une traduction en prose. Les difficultés infinies qu’il a fallu surmonter dans la traduction en vers du Tannhäuser, avec lequel le public parisien va faire prochainement connaissance par une exécution scénique complète, ont prouvé que des travaux de ce genre exigeaient un temps qui ne pouvait cette fois être consacré à la traduction de mes autres pièces. Sans doute, ces poèmes, présentés sous une forme poétique, feraient sur vous une autre impression ; mais c’est chose que je dois négliger ici : il faut me contenter de vous signaler le caractère des sujets, leur tendance, le mode dramatique dans lequel ils sont traités. Cela va vous mettre à même de comprendre quelle part l’esprit de la musique a eue à la conception et à l’exécution de ces travaux. Puisse cette traduction vous suffire ! Elle n’a d’autre prétention que de rendre le texte avec toute l’exactitude littérale qu’une traduction comporte.

Les trois premiers de ces poèmes : le Vaisseau Fantôme, Tannhäuser et Lohengrin étaient, avant la composition de mes écrits théoriques, complètement achevés, vers et musique, et avaient même, à l’exception de Lohengrin, été déjà représentés. Je pourrais donc, si les sujets me permettaient de le faire d’une manière complète, vous tracer, au moyen de ces poèmes, la marche des idées qui présidèrent à mes travaux successifs, jusqu’au point où je dus chercher à me rendre théoriquement compte de mon procédé. Cette observation n’a d’autre but que de vous faire toucher du doigt la profonde erreur de ceux qui croiraient devoir m’attribuer dans ces trois ouvrages la pensée préconçue d’appliquer les règles abstraites que je m’étais faites. Permettez-moi de vous dire qu’au contraire mes conclusions les plus hardies, relativement au drame musical dont je concevais la possibilité, se sont imposées à moi parce que, dès cette époque, je portais dans ma tête le plan de mon grand drame des Nibelungen, dont j’avais même déjà écrit le poème en partie ; et il avait dès lors revêtu dans ma pensée une forme telle, que ma théorie n’était guère autre chose qu’une expression abstraite de ce qui s’était développé en moi comme production spontanée. Mon système, proprement dit, si l’on veut à toute force se servir de ce mot, ne reçoit donc encore dans ces trois premiers poèmes qu’une application fort restreinte.

Il en est autrement du dernier que vous trouverez ici, Tristan et Iseult. Je le conçus et je l’achevai lorsque j’avais déjà complètement fait la musique d’une très-grande partie de ma tétralogie des Nibelungen. Ce qui m’amena à interrompre ce grand travail, ce fut le désir de donner un ouvrage de proportions plus modestes et de moindres exigences scéniques, plus facile par conséquent à exécuter et à représenter, et ce désir naquit en moi d’abord du besoin d’entendre encore, après un si long intervalle, de ma musique, puis des rapports encourageants que je recevais de l’exécution de mes anciens opéras en Allemagne, rapports qui me réconciliaient avec la scène et me rendaient l’espoir de voir ce désir encore une fois accompli. Maintenant on peut apprécier cet ouvrage d’après les lois les plus rigoureuses qui découlent de mes affirmations théoriques. Non pas qu’il ait été modelé sur mon système, car j’avais alors oublié absolument toute théorie ; ici, au contraire, je me mouvais avec la plus entière liberté, la plus complète indépendance de toute préoccupation théorique, et pendant la composition je sentais de combien mon essor dépassait même les limites de mon système. Croyez-moi, il n’y a pas de félicité supérieure à cette parfaite spontanéité de l’artiste dans la création, et je l’ai connue, cette spontanéité, en composant mon Tristan. Peut-être la devais-je à la force acquise dans la période de réflexion qui avait précédé. C’était à peu près une image de ce qu’avait fait mon maître en m’apprenant les artifices les plus difficiles du contre-point ; il m’avait fortifié, disait-il, non pour écrire des fugues, mais pour avoir ce qu’on n’acquiert que par un sévère exercice, l’indépendance et la sûreté.

Je rappellerai, en passant, un opéra qui a précédé encore le Vaisseau Fantôme, c’est Rienzi ; cet opéra où l’on trouve le feu, l’éclat que cherche la jeunesse, est celui qui m’a valu en Allemagne mon premier succès, non seulement au théâtre de Dresde où je l’ai fait représenter pour la première fois, mais depuis lors sur une grande partie des théâtres où il est donné avec mes autres opéras. Cet ouvrage a été conçu et exécuté sous l’empire de l’émulation excitée en moi par les jeunes impressions dont m’avaient rempli les opéras héroïques de Spontini et le genre brillant du Grand-Opéra de Paris, d’où m’arrivaient des ouvrages portant les noms d’Auber, de Meyerbeer et d’Halévy. Aussi suis-je loin aujourd’hui, et vis-à-vis de vous, d’attribuer à cet ouvrage aucune importance particulière ; car il ne marque encore d’une façon bien claire aucune phase essentielle dans le développement des vues sur l’art qui me dominèrent plus tard, Il ne s’agit, d’ailleurs, nullement ici de faire parade à vos yeux de mes triomphes de compositeur, mais d’éclaircir une direction encore incertaine de mes facultés. Ce Rienzi fut achevé pendant mon premier séjour à Paris ; j’étais en face des splendeurs du Grand-Opéra, et j’étais assez présomptueux pour concevoir le désir, pour me flatter de l’espoir d’y voir représenter mon ouvrage. Si jamais ce désir devait être accompli, vous ne pourriez à coup sûr vous empêcher de trouver, comme moi, singuliers les jeux du sort qui, entre le désir et sa réalisation, a laissé s’écouler un si long intervalle et accumulé des expériences qui ont si fort éloigné ce désir de mon cœur.

Cet opéra, exécuté sur des proportions très-vastes, fut immédiatement suivi du Vaisseau Fantôme qui, dans ma pensée première, ne devait avoir qu’un seul acte. Vous voyez que l’éclat de l’idéal parisien avait déjà pâli pour moi ; je commençais à puiser les lois destinées à déterminer la forme de mes pensées, à une autre source qu’à cette mer de la publicité officielle qui s’étendait devant mes yeux. Vous pouvez voir à plein le fond de mes dispositions d’esprit , ce poème les exprime clairement. Quelle valeur poétique peut lui être attribuée, je l’ignore ; ce que je sais bien, c’est que dès lors je sentis, en le composant, une toute autre liberté qu’en traçant le libretto de Rienzi ; car dans celui-ci, je ne songeais encore qu’à un texte d’opéra qui me permît de réunir toutes les formes admises et même obligées de grand opéra proprement dit, introductions, finales, chœurs, airs, duos, trios, etc., et d’y déployer toute la richesse possible.

Dans cet ouvrage et dans tous ceux qui l’ont suivi, je pris le parti de changer de sujets ; je quittai une fois pour toutes le terrain de l’histoire et m’établis sur celui de la légende. Je m’abstiendrai de vous retracer ici les dispositions intimes qui me guidèrent dans cette résolution ; je ferai ressortir uniquement l’influence que la nature des sujets choisis par moi ont exercée sur le caractère de la forme poétique, et surtout de la forme musicale.

Tout le détail nécessaire pour décrire et représenter le fait historique et ses accidents, tout le détail qu’exige, pour être parfaitement comprise, une époque spéciale et reculée de l’histoire, et que les auteurs contemporains de drames et de romans historiques déduisent par cette raison d’une manière si circonstanciée, je pouvais le laisser de côté. J’étais affranchi de l’obligation de traiter la poésie, la musique surtout d’une manière incompatible avec elles et principalement avec la dernière. La légende, à quelque époque et à quelque nation qu’elle appartienne, a l’avantage de comprendre exclusivement ce que cette époque et cette nation ont de purement humain, et de le présenter sous une forme originale très saillante, et dès lors intelligible au premier coup d’œil. Une ballade, un refrain populaire, suffisent pour vous représenter en un instant ce caractère sous les traits les plus arrêtés et les plus frappants. Ce coloris légendaire que revêt un événement purement humain, possède de plus un avantage essentiel entre tous, c’est qu’il rend extrêmement facile au poète le rôle que je lui ai imposé il y a un instant, de prévenir et de résoudre la question du pourquoi. Le caractère de la scène et le ton de la légende contribuent ensemble à jeter l’esprit dans cet état de rêve qui le porte bientôt jusqu’à la pleine clairvoyance, et l’esprit découvre alors un nouvel enchaînement des phénomènes du monde, que ses yeux ne pouvaient apercevoir dans l’état de veille ordinaire : de là lui venait cette inquiétude qui le portait à demander sans cesse « pourquoi ? » comme pour mettre fin aux terreurs qui l’obsédaient en face de l’incompréhensible mystère de ce monde, qui lui est devenu maintenant si intelligible et si clair. Comment enfin la musique achève et complète l’enchantement d’où résulte cette sorte de clairvoyance, vous n’avez maintenant aucune peine à le comprendre.

Ainsi le caractère légendaire du sujet assure dans l’exécution, par la raison que je viens de dire, un avantage du plus haut prix : car, d’une part, la simplicité de l’action, sa marche dont l’œil embrasse aisément toute suite, permet de ne pas s’arrêter du tout à l’explication des incidents extérieurs, et elle permet, d’autre part, de consacrer la plus grande partie du poème à développer les motifs intérieurs de l’action, parce que ces motifs éveillent au fond de notre cœur des échos sympathiques.

Au premier coup d’œil que vous jetterez sur l’ensemble des poèmes réunis ici, vous remarquerez que l’avantage dont je viens de parler ne s’est révélé à moi que par degrés, et que j’ai appris aussi, peu à peu, à en tirer parti. L’accroissement de volume matériel, dans chaque poème, justifie déjà cette observation. Vous verrez bientôt que le préjugé qui m’empêchait, au début, de donner à la poésie un développement plus large, provenait spécialement de ce que j’étais encore beaucoup trop préoccupé de la forme traditionnelle de la musique d’opéra ; car cette forme avait jusqu’ici rendu impossible un poème qui aurait exclu de nombreuses répétitions des mêmes paroles. Dans le Vaisseau Fantôme, la seule chose que je me fusse proposée principalement était de ne pas sortir des traits les plus simples de l’action, de bannir tout détail superflu et toute intrigue empruntée à la vie vulgaire, et en revanche de développer davantage les traits propres à mettre dans son vrai jour le coloris caractéristique du sujet légendaire ; ce coloris me semblait en effet complètement approprié aux motifs internes de l’action, et par conséquent s’identifier avec l’action même.

Vous trouverez, je crois, déjà beaucoup plus de force dans le développement de l’action du Tannhäuser par des motifs intérieurs. La catastrophe finale naît ici sans le moindre effort d’une lutte lyrique et poétique où nulle autre puissance que celle des dispositions morales les plus secrètes n’amène le dénouement, de sorte que la forme même de ce dénouement relève d’un élément purement lyrique.

L’intérêt du Lohengrin repose tout entier sur une péripétie qui s’accomplit dans le cœur d’Elsa et qui touche à tous les mystères de l’âme. La durée d’un charme qui répand une félicité merveilleuse et remplit tout de la sécurité la plus entière, dépend d’une seule condition, c’est que jamais ne soit proférée cette question : « D’où viens-tu ? » Mais une profonde, une implacable détresse arrache violemment d’un cœur de femme cette question comme un cri, et le charme a disparu. Vous devinez la liaison particulière de cette question tragique avec le « pourquoi » théorique dont j’ai parlé plus haut.

Je vous l’ai dit, je m’étais senti, moi aussi, entraîné à m’adresser ces deux questions : « D’où, et pourquoi ? » qui avaient fait évanouir pour une longue période le charme de mon art. Mais le temps de ma pénitence m’avait appris à triompher de cette impulsion. Tous mes doutes s’étaient enfin dissipés, lorsque je me mis à mon Tristan. Je me plongeai ici avec une entière confiance dans les profondeurs de l’âme, de ses mystères, et de ce centre intime du monde je vis s’épanouir sa forme extérieure. Un coup d’oeil sur l’étendue de ce poème vous montre aussitôt que le détail infini auquel le poète, en traitant un sujet historique, est astreint pour expliquer l’enchaînement extérieur de l’action aux dépens du développement clair des motifs intérieurs, ce détail, dis-je, j’osai le réserver exclusivement aux derniers. La vie et la mort, l’importance et l’existence du monde extérieur, tout ici dépend uniquement des mouvements intérieurs de l’âme. L’action qui vient à s’accomplir dépend d’une seule cause, de l’âme qui la provoque, et cette action éclate au jour telle que l’âme s’en est formé l’image dans ses rêves. Peut-être trouverez-vous que plusieurs parties de ce poème entrent trop avant dans le détail intime, et si vous consentez à autoriser ce détail chez le poète, vous aurez peine à comprendre comment il a osé le donner à interpréter et à développer au musicien.

C’est que vous êtes trompé ici par le préjugé où j’étais encore lorsque je conçus le Vaisseau Fantôme, et qui me détermina à esquisser dans le poème des contours très-généraux, auxquels la musique devait être absolument chargée de donner leur développement et leur forme. Mais à cela je fais immédiatement une réponse : Si dans le Vaisseau Fantôme les vers étaient calculés pour qu’une fréquente répétition des phrases et des paroles, qui étaient le support de la mélodie, donnât au poème l’extension que réclamait cette mélodie, l’exécution musicale de Tristan n’offre plus une seule répétition de paroles, le tissu des paroles a toute l’étendue destinée à la mélodie, en un mot, cette mélodie est déjà construite poétiquement.

S’il était arrivé que mon procédé eût en général réussi, peut-être cela seul suffirait-il pour obtenir de vous le témoignage que ce procédé a produit une fusion infiniment plus intime du poème et de la musique que les procédés antérieurs. S’il m’était permis d’espérer en même temps que vous trouviez dans l’exécution poétique du Tristan plus de valeur que n’en comportaient mes travaux antérieurs, cette circonstance vous amènerait à une conclusion inévitable, c’est que la forme musicale déjà complètement figurée dans le poème aurait au moins été avantageuse au travail poétique. Si donc, par cela seul qu’elle est figurée dans le poème, la forme musicale lui donne une valeur particulière et qui répond exactement au but poétique, il ne s’agit plus que de savoir si la forme musicale de la mélodie n’y perd elle-même rien de la liberté de ses allures et de son développement.

Permettez-moi de répondre à cette question au nom du musicien, et de vous dire avec le plus profond sentiment de l’exactitude de cette affirmation : au contraire, la mélodie et sa forme comportent, grâce à ce procédé, une richesse de développement inépuisable, et dont on ne pouvait sans lui se faire une idée.

Je ne saurais, je crois, mieux terminer ces éclaircissements que par une démonstration théorique de ce que je viens d’avancer. Je l’essayerai en ne m’occupant plus maintenant que de la forme musicale seule, de la mélodie.

Vous entendez nos agréables dilettanti crier incessamment, et de leur voix la plus perçante « La mélodie ! la mélodie ! » Ce cri est pour moi la preuve qu’ils puisent leur idée de la mélodie dans des œuvres où se rencontrent, à côté de la mélodie, des passages sonores sans mélodie aucune, et qui servent avant tout à mettre la mélodie, telle qu’ils l’entendent, dans ce jour qui leur est si cher. L’opéra réunissait en Italie un public qui consacrait sa soirée à l’amusement, et se donnait, entre autres amusements, celui de la musique chantée sur la scène ; on prêtait de temps en temps l’oreille à cette musique, lorsqu’on faisait un pause dans la conversation ; pendant la conversation et les visites réciproques d’une loge à l’autre, la musique continuait : son emploi était celui qu’on réserve à la musique de table dans les dîners d’apparat, savoir, d’animer, d’exciter par son bruit l’entretien qui languirait sans elle. La musique qui est jouée dans ce but et pendant ces conversations forme le fond proprement dit d’une partition italienne ; au contraire la musique qu’on écoute réellement ne remplit pas peut-être un douzième de la partition. L’opéra italien doit contenir au moins un air qu’on écoute volontiers ; pour son succès, il faut que la conversation soit interrompue et qu’on puisse écouter avec intérêt au moins six fois. Mais le compositeur qui sait fixer l’attention des auditeurs sur sa musique jusqu’à douze fois, est déclaré homme de génie et vanté comme un créateur de mélodies inépuisable. Maintenant qu’un tel public se trouve tout à coup en présence d’un ouvrage qui prétend à une égale attention pendant toute sa durée et pour toutes ses parties ; qu’il se voie arraché violemment à toutes les habitudes qu’il porte aux représentations musicales ; qu’il ne puisse reconnaître pour identique avec sa mélodie bien-aimée ce qui ne saurait, dans l’hypothèse la plus heureuse, lui paraître qu’un ennoblissement du bruit musical, de ce bruit, qui dans son emploi le plus naïf, lui facilitait autrefois une conversation agréable, tandis qu’il l’importune aujourd’hui de sa prétention d’être entendu réellement ; le moyen de savoir à ce public mauvais gré de sa stupeur et de son épouvante ? À coup sûr il demanderait à cris redoublés sa douzaine ou sa demi-douzaine de mélodies, ne fût ce qu’afin que la musique des intervalles amenât et protégeât la conversation, la chose capitale assurément d’une soirée d’opéra.

En vérité, ce qu’un préjugé bizarre a fait passer pour richesse doit paraître à tout esprit éclairé une pauvreté. Les bruyantes exigences fondées sur cette erreur peuvent être pardonnées à la masse du public ; elles ne sauraient l’être aux critiques. Cherchons donc à nous entendre, autant que possible, sur cette erreur et sur ce qui lui a donné naissance.

Posons d’abord que l’unique forme de la musique est la mélodie, que sans la mélodie la musique ne peut pas même être conçue, que musique et mélodie sont rigoureusement inséparables. Dire d’une musique qu’elle est sans mélodie, cela veut dire seulement, pris dans l’acception la plus élevée : le musicien n’est pas parvenu au parfait dégagement d’une forme saisissante, qui gouverne avec sûreté le sentiment. Et ceci indique simplement que le compositeur est destitué de talent, et que ce défaut d’originalité l’a réduit à composer son morceau de phrases mélodiques rebattues, et qui par conséquent laissent l’oreille indifférente. Mais dans la bouche de l’amateur ignorant, et en présence d’une vraie musique, cet arrêt n’a qu’une signification : c’est qu’on parle d’une certaine forme étroite de la mélodie, laquelle appartient, comme nous l’avons déjà vu, à l’enfance de l’art musical ; aussi ne prendre plaisir qu’à cette forme doit-il nous paraître chose vraiment puérile. Il s’agit donc moins ici de la mélodie que de la pure forme de danse qu’elle a revêtue d’abord exclusivement.

Je l’avoue, je ne voudrais pas avoir rien dit ici qui rabaissât l’origine première de la forme mélodique. Je crois avoir démontré qu’elle est le principe de la forme achevée de la symphonie de Beethoven ; cela suffirait pour qu’on lui dût une reconnaissance sans mesure. Mais une remarque, une seule est à faire : c’est que cette forme, qui est restée dans l’opéra italien à son état rudimentaire, a reçu dans la symphonie une extension et une perfection qui est à ce premier état comme la plante couronnée de fleurs est à la bouture. J’admets donc pleinement, vous le voyez, l’importance de la forme mélodique primitive comme forme de danse ; et, fidèle au principe que toute forme doit porter, même à son plus haut développement, des traces reconnaissables de son origine, sous peine d’être inintelligible, je prétends retrouver cette forme de danse jusque dans la symphonie de Beethoven, je prétends que cette symphonie, en tant que tissu mélodique, doit être considérée uniquement comme cette forme de danse elle-même, idéalisée.

Remarquons avant tout que cette forme s’étend sur toutes les parties de la symphonie, et forme à cet égard la contre-partie de l’opéra italien ; en effet, dans l’opéra la mélodie se trouve par morceaux isolés, entre lesquels s’étendent des intervalles remplis par une musique que nous n’avons pu caractériser autrement que par l’absence de toute mélodie ; car elle n’a rien qui la différencie essentiellement du simple bruit. Chez les prédécesseurs de Beethoven nous voyons encore ces lacunes fâcheuses s’étendre même dans les morceaux symphoniques entre les motifs mélodiques principaux. Il est vrai qu’Haydn, entre autres, était déjà parvenu à donner à ces périodes intermédiaires une valeur très intéressante ; Mozart, au contraire, qui se rapprochait bien plus de la conception italienne de la forme mélodique, était retombé plus d’une fois, on peut même dire habituellement, dans cet usage de phrases banales ; elles nous montrent fréquemment ces périodes harmoniques sous un aspect pareil à celui de la musique de table c’est-à-dire d’une musique qui, entre les agréables mélodies qu’elle fait entendre par intervalles, offre encore un bruit propre à exciter la conversation ; telle est du moins l’impression que me font ces demi-cadences qui reviennent si habituellement dans la symphonie de Mozart, et se prolongent avec tant de tapage : il me semble entendre le bruit d’une table royale qu’on sert et qu’on dessert, mis en musique. Les combinaisons de Beethoven,, complètement originales et véritables traits de génie, eurent au contraire pour but de faire disparaître jusqu’aux dernières traces de ces fatales périodes intermédiaires, et de donner aux liaisons mêmes des mélodies principales tout le caractère de la mélodie. Il serait extrêmement intéressant d’étudier de plus près ces combinaisons ; ici cela nous mènerait trop loin. Je ne puis cependant m’empêcher d’appeler votre attention, Monsieur, sur la construction de la première partie de la symphonie de Beethoven. Nous y voyons la mélodie de danse, proprement dite, décomposée jusque dans ses parties constituantes les plus petites ; chacune de ces parties, qui souvent ne se composent que de deux notes, est tour à tour mise, par la prédominance alternative du rythme et de l’harmonie, dans un jour plein d’intérêt et d’expression. Ces parties se réunissent pour former des combinaisons toujours nouvelles, qui tantôt vont grandissant, comme un torrent, d’un cours non interrompu, tantôt se brisent comme dans un tourbillon ; toujours elles captivent avec tant de force par l’attrait de leur mouvement plastique, que, loin de pouvoir se soustraire un seul instant à l’impression qu’elles produisent, l’auditeur, dont l’intérêt est porté au dernier degré d’intensité, est forcé de reconnaître à chaque accord harmonique, à chaque pause rhythmique une signification mélodique. Le résultat tout nouveau de ce procédé fut donc d’étendre la mélodie, par le riche développement de tous les motifs qu’elle contient jusqu’à en faire un morceau de proportions vastes, et d’une durée notable ce morceau n’est autre chose qu’une mélodie unique et rigoureusement continue.

Il est surprenant que ce mode, auquel on est arrivé dans le domaine de la musique instrumentale, ait été aussi appliqué, ou peu s’en faut, par les maîtres allemands à la musique mixte composée de chœurs et d’orchestre, et ne l’ait encore jamais été à l’opéra. Beethoven l’a appliqué dans les chœurs et l’orchestre de sa grande messe à peu de chose près comme dans la symphonie ; il pouvait la traiter à la manière d’une symphonie, parce que les paroles du texte liturgique, que tout le monde connaît et qui n’ont guère qu’une signification symbolique, lui offraient, comme la mélodie de danse elle-même, une forme qu’il pouvait presque de la même façon décomposer et recomposer par des séparations, des reprises, des liaisons nouvelles, etc. Mais un musicien intelligent ne pouvait nullement procéder de même avec les paroles d’un poème dramatique ; car celles-ci doivent présenter, non plus une signification purement symbolique, mais une suite logique déterminée. Ceci ne pouvait s’entendre, au reste, que des paroles calculées uniquement pour les formes traditionnelles de l’opéra au contraire, il restait toujours possible de maintenir le poème à l’état de contre-partie poétique de la forme symphonique, pourvu que, parfaitement rempli par cette riche forme, il répondît en même temps avec la plus grande exactitude aux lois fondamentales du drame. Je touche ici un problème qu’il est extrêmement difficile de traiter théoriquement ; je crois pouvoir recourir à la métaphore pour me faire mieux entendre.

J’ai appelé la symphonie l’idéal réalisé de la mélodie de danse. En effet, la symphonie de Beethoven contient encore, dans la partie désignée sous le nom de scherzo ou de menuetto, une vraie musique de danse, dans sa forme primitive, et l’on pourrait parfaitement danser accompagné par elle. On dirait qu’un instinct puissant a contraint le compositeur à toucher une fois au moins directement, dans le cours de son œuvre, le principe sur lequel elle repose, à peu près comme on tâte avec le pied le bain où l’on doit se jeter. Il va dans les autres périodes s’éloignant de plus en plus de la forme qui permettrait d’exécuter, avec sa musique, une danse réelle ; il faudrait du moins que ce fût une danse si idéale qu’elle serait à la danse primitive ce que la symphonie est à la mélodie dansante originelle. De là l’espèce de crainte où tombe le compositeur de dépasser certaines limites de l’expression musicale : par exemple de porter trop haut la tendance passionnée et tragique, car il éveillerait par là des émotions et une attente qui ne pourraient que faire naître dans l’auditeur la question importune du « Pourquoi ? ». Or, c’est une question à laquelle le musicien n’est pas en mesure de faire une réponse satisfaisante.

Eh bien ! cette danse rigoureusement correspondante à sa musique, cette forme idéale de la danse est en réalité l’action dramatique. Son rapport à la danse primitive est exactement celui de la symphonie à la simple mélodie dansante. Déjà la danse populaire originelle exprime une action, presque toujours les péripéties d’une histoire d’amour ; cette danse simple et qui relève de relations les plus matérielles, conçue dans son plus riche développement et portée jusqu’à la manifestation des mouvements de l’âme les plus intimes, n’est autre chose que l’action dramatique. Que cette action ne soit pas représentée dans notre ballet d’une façon satisfaisante, c’est ce que vous me dispenserez, j’espère, de démontrer. Le ballet est le très digne frère de l’opéra, il est du même âge, il est né du même principe défectueux ; aussi les voyons-nous tous deux, comme pour cacher réciproquement leurs faiblesses, aller ensemble et du même pas.

Un programme est plutôt fait pour faire naître la question du « Pourquoi ? » que pour la satisfaire ; ce n’est donc pas un programme qui peut exprimer le sens de la symphonie ; ce ne peut être qu’une action dramatique représentée sur la scène.

C’est là une assertion dont j’ai donné plus haut les raisons ; il ne me reste en ce moment qu’à indiquer comment la forme mélodique peut être élargie, vivifiée, quelle influence enfin peut être exercée sur elle par un poème qui y répond parfaitement. Le poète, qui a le sentiment de l’inépuisable pouvoir d’expression de la mélodie symphonique, se verra conduit à étendre son domaine, à s’approcher des nuances infiniment profondes et délicates de cette mélodie qui donne à son expression, au moyen d’une seule modulation harmonique, la plus pénétrante énergie. La forme étroite de la mélodie d’opéra, qui s’imposait à lui autrefois, ne le réduira plus à donner, pour tout travail, un canevas sec et vide ; au contraire, il apprendra du musicien un secret qui reste caché au musicien lui-même, c’est que la mélodie est susceptible d’un développement infiniment plus riche que la symphonie elle-même n’a pu jusqu’ici lui permettre de le concevoir ; et, porté par ce pressentiment, le poète tracera le plan de ses créations avec une liberté sans limite.

Le symphoniste se rattachait encore timidement à la forme dansante primitive, il ne se hasardait jamais à perdre de vue, fût-ce dans l’intérêt de l’expression, les routes qui le tenaient en relation avec cette forme ; et voici que maintenant le poète lui crie : « Lance-toi sans crainte dans les flots sans limites, dans la pleine mer de la musique ! Ta main dans la mienne, et jamais tu ne t’éloigneras de ce qu’il y a de plus intelligible à chaque homme, car avec moi tu restes toujours sur le ferme terrain de l’action dramatique, et cette action, représentée sur la scène, est le plus clair, le plus facile à comprendre de tous les poèmes. Ouvre donc largement les issues à ta mélodie, qu’elle s’épanche comme un torrent continu à travers l’œuvre entière ; exprime en elle ce que je ne dis pas, parce que toi seul peux le dire, et mon silence dira tout, parce que je te conduis par la main. »

Dans le fait, la grandeur du poète se mesure surtout par ce qu’il s’abstient de dire afin de nous laisser dire à nous-mêmes, en silence, ce qui est inexprimable ; mais c’est le musicien qui fait entendre clairement ce qui n’est pas dit, et la forme infaillible de son silence retentissant est la mélodie infinie.

Évidemment le symphoniste ne pourrait former cette mélodie s’il n’avait son organe propre ; cet organe est l’orchestre. Mais pour cela il doit en faire un tout autre emploi que le compositeur d’opéra italien, entre les mains duquel l’orchestre n’était qu’une monstrueuse guitare pour accompagner les airs. Ai-je besoin d’appuyer là-dessus davantage ?

L’orchestre sera, avec le drame tel que je le conçois, dans un rapport à peu près analogue à celui du chœur tragique des Grecs avec l’action dramatique. Le chœur était toujours présent, les motifs de l’action qui s’accomplissait se déroulaient sous ses yeux ; il cherchait à sonder ces motifs et à se former par eux un jugement sur l’action. Seulement le chœur ne prenait généralement part au drame que par ses réflexions, il restait étranger à l’action comme aux motifs qui la produisaient. L’orchestre du symphoniste moderne, au contraire, est mêlé aux motifs de l’action par une participation intime ; car, si d’une part, comme corps d’harmonie, il rend seul possible l’expression précise de la mélodie, d’autre part il entretient le cours interrompu de la mélodie elle-même, en sorte que toujours les motifs se font comprendre au cœur avec l’énergie la plus irrésistible. Si nous considérons, et il le faut bien, comme la forme artistique idéale celle qui peut être entièrement comprise sans réflexion, et qui fait passer tout droit dans le cœur la conception de l’artiste dans toute sa pureté ; si enfin nous reconnaissons cette forme idéale dans le drame musical qui satisfait aux conditions mentionnées jusqu’ici, l’orchestre est le merveilleux instrument au moyen duquel seul cette forme est réalisable. En face de l’orchestre, de l’importance qu’il a prise, le chœur, auquel l’opéra, d’ailleurs, a déjà fait une place sur la scène, n’a plus rien de la signification du chœur antique, cela saute aux yeux ; il ne peut plus être admis qu’à titre de personnage actif, et partout où il n’est pas nécessaire avec un tel rôle, il ne peut plus désormais devenir qu’un embarras et une superfluité ; car sa participation idéale à l’action est passée tout entière à l’orchestre et s’y manifeste sous une forme toujours présente et qui n’embarrasse jamais.

J’ai recours encore une fois à la métaphore pour vous caractériser, en concluant, la grande mélodie telle que je la conçois, qui embrasse l’œuvre dramatique tout entière, et pour cela je m’en tiens à l’impression qu’elle doit nécessairement produire. Le détail infiniment varié qu’elle présente doit se découvrir non pas seulement au connaisseur, mais au profane, à la nature la plus naïve, dès qu’elle est arrivée au recueillement nécessaire. Elle doit donc d’abord produire dans l’âme une disposition pareille à celle qu’une belle forêt produit, au soleil couchant, sur le promeneur qui vient de s’échapper aux bruits de la ville. Cette impression, que je laisse au lecteur à analyser, selon sa propre expérience, dans tous ses effets psychologiques, consiste, et c’est là ce qu’elle a de particulier, dans la perception d’un silence de plus en plus éloquent. Il suffit généralement au but de l’art d’avoir produit cette impression fondamentale, de gouverner par elle l’auditeur à son insu et de le disposer ainsi à un dessein plus élevé ; cette impression éveille spontanément en lui ces tendances supérieures. Celui qui se promène dans la forêt, subjugué par cette impression générale, s’abandonne alors à un recueillement plus durable ; ses facultés, délivrées du tumulte et du bruit de la ville, se tendent et acquièrent un nouveau mode de perception ; doué pour ainsi dire d’un sens nouveau, son oreille devient de plus en plus pénétrante, il distingue avec une netteté croissante les voix d’une variété infinie qui s’éveillent pour lui dans la forêt ; elles vont se diversifiant sans cesse ; il en entend qu’il croit n’avoir jamais entendues ; avec leur nombre s’accroît aussi d’une façon étrange leur intensité ; les sons deviennent toujours plus retentissants; à mesure qu’il en tend un plus grand nombre de voix distinctes, de modes divers, il reconnaît pourtant, dans ces sons qui s’éclaircissent, s’enflent et le dominent, la grande, l’unique mélodie de la forêt ; c’est cette mélodie même qui dès le début l’avait saisi d’une impression religieuse. C’est comme si, par une belle nuit, l’azur profond du firmament enchaînait son regard ; plus il s’abandonne sans réserve à ce spectacle, plus les armées d’étoiles de la voûte céleste se révèlent à ses yeux, distinctes, claires, étincelantes, innombrables. Cette mélodie laissera en lui un éternel retentissement ; mais la redire lui est impossible ; pour l’entendre de nouveau, il faut qu’il retourne dans la forêt, qu’il y retourne au soleil couchant. Quelle serait sa folie de vouloir saisir un des gracieux chanteurs de la forêt, de vouloir le faire dresser chez lui, et lui apprendre un fragment de la grande mélodie de la nature ! Que pourrait-il entendre alors, si ce n’est — quelque mélodie à l’italienne ?

Dans l’exposition très rapide et peut-être trop longue, néanmoins, qui précède, j’ai négligé mille détails techniques, vous le concevrez sans peine, surtout si vous considérez que, par leur nature même, ces détails sont, dans l’exposition théorique, d’une inépuisable variété. Je voudrais m’expliquer clairement sur toutes les propriétés de la forme mélodique, telle que j’en conçois l’idée ; je voudrais déterminer avec précision ses rapports avec la mélodie d’opéra proprement dite, et quelles extensions elle comporte aussi bien à l’égard de la structure des périodes qu’en ce qui concerne l’harmonie ; mais cela me ferait précisément retomber dans mon malencontreux essai d’autrefois. Je me résous donc à ne signaler au lecteur, non prévenu, que les tendances les plus générales ; car nous voici en réalité très-près du point où ces éclaircissements ne peuvent être complétés que par l’œuvre d’art elle-même.

Ce serait vous tromper beaucoup que de voir dans ces derniers mots une allusion calculée à la représentation prochaine de mon Tannhäuser, vous connaissez ma partition du Tristan, et bien que je n’aie pas le moins du monde l’idée de la donner pour un modèle idéal, vous m’accorderez pourtant que j’ai fait un plus grand pas du Tannhäuser au Tristan que pour passer de mon premier point de vue, celui de l’opéra moderne, au Tannhäuser. Considérer les éclaircissements que je vous adresse comme une préparation à la représentation du Tannhäuser, serait donc concevoir une attente très erronée à certains égards. S’il m’était réservé de voir accueillir mon Tannhäuser par le public parisien, avec la même faveur qu’en Allemagne, je devrais encore, j’en suis sûr, ce succès, en grande partie, aux analogies très visibles qui relient cet opéra à ceux de mes devanciers, et parmi ceux-ci je vous signale avant tout Weber. Cependant ce travail se peut distinguer déjà, jusqu’à un certain point, de ceux de mes devanciers; permettez-moi de vous indiquer brièvement par quels traits.

Toutes ces idées, qui découlent avec rigueur d’une méthode idéale, se sont présentées assurément depuis longtemps aux grands maîtres. Ce n’est pas non plus la réflexion abstraite qui m’a conduit à ces conséquences, quant à la possibilité d’une œuvre d’art idéale ; elles ont procédé uniquement de ce que j’ai remarqué dans les ouvrages de nos maîtres. Le grand Gluck trouvait encore devant lui l’obstacle de ces formes traditionnelles de l’opéra, raides, étroites, qu’il n’a pas du tout élargies dans leur principe, qu’il a plutôt laissé presque toujours subsister ensemble sans les concilier ; mais déjà ses successeurs sont arrivés pas à pas à les grandir, à les lier entre elles ; aussi, dès qu’une situation dramatique un peu forte les soutenait, ces formes suffisaient parfaitement à ce qui est le but supérieur de l’art. Le grand, le puissant, le beau dans la conception, sont choses qui se rencontrent dans beaucoup d’ouvrages des maîtres célèbres, et il me semble peu nécessaire d’examiner de plus près ces exemples ; mais nul n’est plus heureux que moi de les reconnaître; nul n’est plus ravi de rencontrer parfois, dans les ouvrages les plus faibles de compositeurs frivoles, certains effets qui s’y trouvent, je ne le cache pas ; ces effets m’ont souvent surpris, ils m’ont édifié mieux encore sur la puissance vraiment incomparable de la musique : puissance que je vous ai signalée plus haut et qui, par la précision irrésistible de l’expression mélodique, élève le chanteur le plus destitué de talent si fort au-dessus de ses capacités naturelles, et lui permet de produire un effet dramatique auquel l’artiste le plus habile dans le drame récité ne saurait atteindre. Une seule chose me causait, depuis longtemps, un désespoir qui n’en était que plus profond, c’était de ne jamais voir dans l’opéra les avantages sans pareils de la musique dramatique former un tout vaste et continu, empreint d’un style égal et pur.

Dans des œuvres de premier ordre, je trouvais à côté des plus parfaites et des plus nobles beautés des choses d’une absurdité incompréhensible, qui n’étaient que convention et tombaient jusqu’à la trivialité. Presque partout nous trouvons cette odieuse juxtaposition, qui oppose à toute espèce de grand style un invincible obstacle, du récitatif absolu et de l’air absolu ; nous la voyons interrompre, briser la continuité du courant musical, de celui même que comporte un poème défectueux ; et avec cela nous voyons dans leurs plus belles scènes nos grands maîtres triompher complètement de cet inconvénient ; déjà ils y donnent au récitatif une signification rythmique et mélodique, et il se relie d’une façon insensible à l’édifice plus vaste de la mélodie proprement dite. Quand nous avons senti le puissant effet de cette méthode, de quelle impression pénible ne sommes-nous pas affectés, sans pouvoir nous en défendre, lorsque éclate à l’improviste le banal accord qui nous dit : maintenant, vous allez entendre de nouveau le récitatif tout sec. Puis, avec le même inattendu, l’orchestre tout entier reprend la ritournelle ordinaire pour annoncer l’air, cette même ritournelle, dis-je, qui déjà employée ailleurs par le même maître comme transition, d’une manière profondément expressive, déployait à mes yeux une beauté et une plénitude de sens d’où nous recevions, sur le fond de la situation même, la lumière la plus intéressante. Et, lorsque après une de ces fleurs de l’art nous voyons paraître immédiatement un morceau composé pour flatter le goût le plus bas, que n’éprouvons-nous pas ? Quelle déception, lorsque, saisi jusqu’à l’âme par une belle et noble phrase, nous la voyons soudainement déchoir en cadence rebattue avec les deux roulades obligées et l’inévitable note soutenue, et qu’alors le chanteur oublie tout d’un coup ses rapports avec le personnage auquel cette phrase est adressée, s’avance au bord de la rampe et se tourne vers la claque pour lui donner le signal des applaudissements !

Ces dernières inconséquences ne se rencontrent pas, à vrai dire, chez nos vrais grands maîtres ; elles se trouvent plutôt chez des compositeurs dans lesquels nous ne voyons qu’une raison de nous étonner : c’est qu’ils aient pu avec tout cela s’approprier les beautés dont je parlais il y a un instant. Mais ce fait est grave pourtant ; à mon sens, il est triste qu’après tout ce que de grands maîtres ont déjà produit de noble et d’excellent, après qu’ils ont porté parla l’opéra si près d’un style pur et parfait, nous puissions encore avoir le spectacle de pareilles rechutes ; il est triste, le dirai-je ? que l’absurde et le faux puissent gagner du terrain plus que jamais.

On ne peut le nier, le sentiment décourageant du caractère propre au public d’opéra proprement dit, est ici d’un poids capital ; ce caractère finit toujours par être, chez l’artiste d’une nature faible, la considération décisive. On me disait que Weber lui-même, ce pur, ce noble, ce profond esprit, reculait de temps en temps effrayé devant les conséquences de sa méthode si pleine de style ; il conférait à sa femme le droit de « la galerie, » selon l’expression dont il se servait ; il se faisait faire par elle, dans le sens de cette « galerie, » toutes les objections possibles à ses idées, et elles le déterminaient parfois, en dépit des exigences du style, à de prudentes concessions.

Ces concessions que mon premier modèle, mon vénéré maître, Weber, se croyait encore obligé de faire au public d’opéra, vous ne les rencontrerez plus, je puis, je pense, m’en flatter, dans mon Tannhäuser ; et ce que la forme de cet ouvrage a de particulier, ce qui le distingue peut-être le plus de ceux de mes devanciers, consiste précisément en cela. Pour me défendre de toute concession, il ne me fallait pas un grand courage ; l’effet que j’ai vu moi-même les parties les mieux réussies jusqu’à présent dans l’opéra produire sur le public, m’a fait concevoir de lui une opinion plus consolante. L’artiste qui s’adresse dans son ouvrage à l’intuition spontanée, au lieu de s’adressera des idées abstraites, est porté par un sentiment aveugle, mais sûr, à composer son œuvre non pour le connaisseur, mais pour le public. Ce public ne peut inquiéter l’artiste que sous un seul rapport : c’est par l’élément critique qui peut avoir pénétré en lui et y avoir détruit l’ingénuité, la candeur des impressions purement humaines. Précisément à cause de la forte part de concessions qu’il renferme, l’opéra, tel qu’il a été jusqu’ici, est, à mon sens, admirablement fait pour brouiller les idées du public en le laissant incertain de ce qu’il doit chercher et embrasser ; car le public est involontairement obligé de se livrer à des réflexions hasardées, prématurées, fausses, et il voit aussi le bandeau des préventions s’épaissir sur son esprit de la façon la plus fâcheuse, grâce au bavardage de tous ceux qui, dans ses rangs mêmes, prononcent en connaisseurs. Et, par contre, remarquons l’étonnante sûreté des jugements que le public porte, au théâtre, sur le drame récité ; rien au monde ne peut le déterminer ici à tenir pour raisonnable une action absurde, pour convenable un discours qui est hors de saison, pour vrai un accent qui ne l’est pas : ce fait est le point solide auquel il faut s’attacher pour établir dans l’opéra même, entre l’auteur et le public, des relations sûres et nécessaires à leur entente mutuelle.

Mon Tannhäuser peut donc encore se distinguer de l’opéra proprement dit sous un autre rapport : je veux parler du poème dramatique sur lequel il repose. Loin de moi la pensée d’attribuer à ce poème plus de valeur qu’il n’en a comme production poétique proprement dite ; je ne veux en faire ressortir qu’un seul trait, c’est que, bien qu’établi sur le terrain du merveilleux légendaire, il contient une action dramatique développée avec suite, dont le fond et l’exécution ne renferment absolument aucune concession aux exigences banales d’un livret d’opéra. Mon but est d’attacher, avant tout, le public à l’action dramatique elle-même, sans qu’il soit obligé de la perdre un instant de vue ; tout l’ornement musical, loin de l’en détourner, ne doit lui paraître au contraire qu’un moyen de la représenter. La concession que je me suis interdite quant au sujet m’a donc affranchi en même temps de toute concession quant à l’exécution musicale. Et vous pouvez trouver ici, sous la forme la plus précise et la plus exacte, en quoi consiste mon innovation. Elle ne consiste aucunement dans je ne sais quelle révolution arbitraire, toute musicale, dont on s’est avisé de m’imputer l’idée, la tendance, avec ce beau mot « musique de l’avenir. »

Laissez-moi ajouter un mot encore pour conclure. Malgré l’énorme difficulté d’arriver à une traduction poétique de Tannhäuser qui le reproduise parfaitement, je présente avec confiance mon ouvrage au public parisien. Il y a peu d’années encore, je ne me serais décidé à faire ce pas qu’avec hésitation ; je le fais maintenant avec la résolution d’un homme qui porte dans le cœur un dessein d’un tout autre ordre qu’un intérêt de spéculation. Ce changement de dispositions, je le dois, avant tout, à quelques heureuses rencontres que j’ai faites depuis mon dernier établissement à Paris. Une surtout qui m’a rempli dès l’abord de surprise et de joie, c’est vous, Monsieur, vous en qui j’ai trouvé l’accueil d’une vieille et intime connaissance. Sans avoir jamais assisté à la représentation d’un seul de mes opéras en Allemagne, vous étiez depuis longtemps familiarisé, par une lecture attentive, avec mes partitions, et (c’est vous qui me l’avez assuré) satisfait de ce commerce. Cette connaissance avait excité en vous le désir de voir représenter mes ouvrages ; elle vous avait inspiré la pensée que ces représentations pourraient produire sur le public parisien un effet favorable, et, qui sait ? salutaire peut-être. Vous avez contribué, plus que personne, à me donner confiance en mon entreprise ; ne me sachez pas trop mauvais gré de vous avoir, pour récompense de ces bons offices, infligé la fatigue de lire ces explications bien diffuses, j’en ai peur ; pardonnez-moi le zèle excessif peut-être que j’ai mis à répondre à vos désirs ; pardonnez-moi d’avoir essayé de donner aux amis de mon art qui se trouvent ici une idée de mes vues que j’aurais voulu rendre plus claire ; car je n’ai pas le droit d’attendre qu’ils aillent la chercher dans mes écrits sur l’art publiés autrefois.

RICHARD WAGNER