1 juin 2019

Le Loup des steppes,Hermann Hesse (1927)

Ecrit en 1927, Le Loup des steppes reçoit immédiatement les éloges de l'écrivain Thomas Mann qui admet avoir réappris à lire avec ce roman. Même s'il ne reçoit pas l'adhésion de toutes les critiques, (Robert Musil sera très acide à son égard) Le Loup des steppes va prend une dimension considérable pour la jeunesse des 60-70 en devenant l'oeuvre phare de cette génération en quête d'un renouveau de la culture et de la société. Pourtant, l'oeuvre est moins un roman créateur et positif qu'une analyse sans concession de l'homme moderne et du monde dans lequel il évolue. Dans la vie d'Hermann Hesse, le roman incarne la crise de nihilisme qu'il a traversée pendant les années 20 et 30. Le Loup des steppes est le fond du gouffre existentiel de l'auteur, mais il lui a permis de trouver dans ces ténèbres de quoi retrouver une nouvelle stabilité dans sa vie. S'il n'apporte pas explicitement de réponses aux questions posées, au moins indique-t-il l'essentiel des enjeux de notre civilisation : l'éclatement du sujet occidental et la mal-être qu'engendre le conflit entre société et individualité.

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Résumé :

 


Harry Haller est un loup solitaire. Haïssant la société et les individus qui y évoluent, il est condamné à une aigreur perpétuelle envers tout et tout le monde. Lui, qui est aristocratique dans ses goûts, son exigence envers lui-même, son désir de perfectibilité et son mépris acerbe de toute la société bourgeoise,  il se voit contraint de retourner  dans cette société qui l’a vu naître et qui lui a inculqué des besoins et idées dont il ne peut plus se défaire ; son passé et son histoire découlent de ce monde. Conscient de cette impasse, il décide de s’ouvrir la gorge avec un rasoir, mais la peur de la mort l’en empêche. Un soir, alors qu’il errait dans des ruelles, son chemin croise celui de Hermine, jeune femme pétillante mais elle aussi consciente de la décadence du monde qui l’entoure. Progressivement, elle va l’aider à concilier ses contradictions : être un individu antisocial, critique et ironique, et assouvir sa soif de sensualité, de bien-être et de jouissance. Hermine lui fera découvrir le fox-trot, le jazz, l’art dit populaire pour lui permettre de laisser libre cours à ses pulsions émancipatrices. Suite à cette découverte, lors d’un délire hallucinatoire, Haller va laisser s’exprimer les différentes facettes de sa personnalité et les pulsions dionysiaques qui l’habitent.

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Harry Haller, le loup solitaire :



Harry Haller est un homme solitaire, misanthrope, cynique, anticonformiste et vagabond notoire.  Mais comble du paradoxe, cet état n’est pas le fruit de son tempérament ni d’une volonté purement destructrice, mais plutôt de sa lucidité sur la vacuité de la société bourgeoise, de ses valeurs, de ses habitudes et de ses mœurs.  Il n’est pas intégré au monde des hommes ( la meute) car elle lui est incompréhensible, dangereuse pour son individualité et  vouée à la destruction, il préfère donc s’en éloigner pour se préserver. Mais cet éloignement  le fait souffrir car malgré son dégoût profond pour les idéaux bourgeois (l’argent, la réussite professionnelle, le pédantisme, le goût creux et vain pour l’art), il se sent irrémédiablement attiré par la société. D’où son profond mal-être qui n’est pas sans rappeler l’amusante, mais tragique fable du porc-épic de Schoppenhauer. L’homme est un animal social qui ne peut vivre seul s’il ne veut pas mourir de froid, il doit donc se rapprocher d’un groupe. Mais si cette proximité devient promiscuité, le porc-épic se blesse avec ses congénères. Il s’éloigne donc pour se prémunir des autres mais, seul, il a à nouveau froid, donc il revient. Toute la finesse de l’homme ayant conscience de ce besoin d’être assez entouré pour ne pas être seul,  tout en étant assez éloigné pour ne pas se piquer, réside dans l’art de trouver la bonne distance. Haller ne trouve pas cette bonne distance, tout le ramène irrémédiablement à la société où il peine à supporter les «  nids petits-bourgeois extrêmement convenables, aux escaliers bien astiqués, avec cette odeur de paix, d’ordre, de propreté et de bienséance.». La source première du mal-être de ce loup est son intelligence qui perce froidement les mensonges et illusions de la société, de la morale bourgeoise et de ses fausses idoles. Hommes raffiné et d’une culture sans faille, Haller fait peur aux personnes qu’ il aborde, tout d’abord parce qu’il ne peut se plier à la médiocrité de la plupart d’entre eux, ensuite parce que sa lucidité ne lui donne pas le luxe de se mentir à lui-même ni aux autres, ce qui rend ses conversations souvent tranchantes et douloureuses :



" Le regard du loup des steppes pénétrait notre époque tout entière, son agitation affairée, son arrivisime, le jeu superficiel d’une vie intellectuelle prétentieuse, insipide. Ah, et malheureusement il allait plus profond encore, il ne s’arrêtait pas simplement à ce qu’il y avait de corrompu et de désespérant dans notre monde contemporain, dans notre pensée, dans notre culture ; il accédait au cœur de tout ce qui était humain ! ".
              
Mais ce regard acerbe peut aussi bien prendre pour cible le monde que lui-même, ainsi découvre-t-on très vite que ce qu’il méprise le plus ne vient pas de l'extérieur :

« si impitoyables et destructeurs que fussent ses discours sur les institutions et les personnes, jamais il ne s’excluait du lot ; il était lui-même toujours le premier à être la cible de se sarcasmes. ». Sa distance de la meute ne lui fait jamais oublier qu’il est lui-même loup, d’où sa férocité envers ce qui l’habite et qu’il ne peut cesser d’ignorer « un loup des steppes […] ; un animal égaré dans un monde qui lui est étranger et incompréhensible ; un animal qui ne trouve plus ni foyer, ni oxygène, ni nourriture. »



L'état sauvage et l'homme social :



Un passage illustre ce tiraillement entre le loup qui cherche à retourner à l'état sauvage et méprise tout ce qui l'entoure, et l'homme social qui se sent lié à ce monde :  Harry a accepté l’invitation d'un couple de bourgeois, il se voit alors contraint, sans trop savoir pourquoi, de se plier aux règles qu’ impliquent ce genre d’événement « les politesses, les bavardages scientifiques et la contemplation du bonheur familial d’autrui. » à quoi s’ajoute les compliments forcés « Nous nous saluâmes et nombre de nouvelles fausses notes ne tardèrent pas à suivre la première. La dame me félicita pour ma forme resplendissante. Or je savais pertinemment que j’avais beaucoup vieilli […] ». Mais étrangement, il se met à s'inquiéter de sa tenue, de la négligence de son rasage. Son éducation bourgeoise commence à se faire ressentir malgré son épaisse fourrure de loup cynique. Il prend malgré tout sur lui, répond aux questions avec franchise mais celle-ci n’est guère appréciée surtout lorsque, devant un portrait de Goethe, il avoue trouver la manière dont est représenté le poète très " petit-bourgeois et vaine". A table, les discussions se poursuivent mais il ne parvient pas à faire taire le loup des steppes. Ses arguments fusent, ses pointes transpercent les hôtes, il sort de la soirée en fuyant ce monde qu’il méprise et qu’ il ne peut plus réintégrer. Le loup a gagné ! Mais cette victoire du loup le détruit peu à peu, il voit très vite l'impasse que représente sa vie.

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Ce genre de caractère éruptif, fier, intransigeant et détestant le mensonge sous toutes ses formes, n’est pas sans rappeler celui d’hommes comme Stendhal, Baudelaire, Suarès ,Wilde et surtout Nietzsche qui est explicitement cité dans le texte à plusieurs reprises. Le philosophe a nourri Hesse pendant cette période et l’on peut dire sans mal que Le Loup des steppes illustre à la fois une facette de la philosophie nietzschéenne ( critique de l’homme moderne et de ses valeurs, goût de la grandeur et de la puissance d’exister, perception des forces dionysiaques à l’oeuvre dans l’homme, mépris aristocratique pour le populaire et la masse, lutte des forts et des faibles, l’amor fati, l’antirationnalisme ) et le questionnement de ses limites. Ce roman sera le sommet, et l’apogée de cette période nietzschéenne avant que Hesse ne forge une nouvelle vision du monde, de l’homme et surtout une nouvelle manière d’exister, qui sera incarnée par son chef d’œuvre ultime Le Jeu des perles de verre .


Des grands rêves :


    
Un soir, Haller découvre sur un banc un exemplaire du livre Le Loup des steppes, ce qui provoque aussitôt un sursaut du lecteur qui voit là l’occasion de la construction d’une mise en abîme déroutante. Ce livre, qui a pour avertissement « Réservé aux insensés »,  présente l’homme moderne comme un être dont l’ego a complètement éclaté pour ne former plus qu’une mosaïque de personnalités contradictoires qu’il tente en vain de rendre uniforme et cohérente. Véritable bréviaire nietzschéen où l’on rencontre le surhomme, le conflit entre pulsions dionysiaques et apolliniennes, l’inéluctabilité de la souffrance comme voie artistique et fruit de la manifestation de la grandeur en chacun, mépris des idéaux bourgeois, ce livre révèle la nature le problème fondamental du loup des steppes, et par extension de l'homme moderne : l’âme de l’homme est un miroir brisé et vouloir reconstituer le miroir avec ses fragments est cause perdue. Depuis la crise du nihilisme que philosophes (Nietzsche), écrivains (Dostoïevski) et poète (Baudelaire, et Rimbaud d'une certaine manière) ont identifiée, l'homme occidental, qui avait fondé sa conception de l'homme sur des principes rationalistes issu de l'antiquité ("connais toi toi-même") puis du cartésianisme ("je pense donc je suis"), cet homme ne peut plus dire "je", distinguer le sujet de l'objet, concevoir un moi uni et connaissable par la raison. 

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Cette incapacité est le fruit d'un long processus en marche depuis la renaissance où l'on voit le développement de l'esprit scientifique qui va très vite devenir prééminent dans tous les domaines. Avant cette période dite moderne,la vie et les actes d'un individu étaient jugés à l'aune des vertus et ses vices de la morale chrétienne. Mais la science, les découvertes du Nouveau Monde, les systèmes philosophiques etc. ont eu pour effet de peu à peu réduire le territoire de Dieu, sa responsabilité de l'homme et son pouvoir jusqu'à ce qu'en 1789, un Roi, représentant de Dieu sur Terre soit décapité sans que la foudre ne s'abatte sur le monde. Les idéaux, la morale, tout s'effondre puisque l'immense vide du ciel est révélé aux hommes. Nietzsche constate que "Dieu est mort" et, contrairement à une idée toujours répandue, n'est en aucune manière rassuré par cette mort car il pressentait que, sans boussole, les hommes allaient se diriger vers les nouvelles idoles que la modernité dressait sur le no man's land laissait par Dieu : la science, la politique, la démocratie et donc le pouvoir des masses, l'argent, l'Etat, le socialisme etc. Il pensait que cette mort serait un désastre si l'homme ne trouvait pas très vite assez de force pour engendrer de nouvelles valeurs durables et fécondes; il espérait voir l'avènement du surhomme, nous assistons au règne du Dernier des hommes, celui que Haller méprise de tout son être. Un exemple éloquent de ce nihilisme moderne : lorsque l'on vient annoncer à Henri IV que le peuple est mécontent, il craint de blesser Dieu par son incapacité à satisfaire ses sujets et décide donc de leur apporter un peu d'aide; lorsque Staline apprend qu'une ville s'est soulevée contre lui, sachant qu'il ne serait puni par personne, il décide d'exterminer le village. "Si Dieu est mort, alors tout est permis"( Les Frères Karamazov), jamais phrase d'écrivain n'aura eu autant d'exemples pour l'alimenter.

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Cette mort de Dieu fut suivie par la mort de l'Homme, car la psychologie et la médecine ont révélé que l'homme était fait de chair, de sang et de pulsion incontrôlables qui engendraient des états dépressifs, des joies, des peurs etc. Comme le dira Rimbaud "Je est un autre" puis Nietzsche "Quelque chose pense", l'homme n'est plus cet être au moi uniforme, gardien de son âme et maître de ses pensées..

Cette illusion d’un moi uniforme, stable et donc appréhendable rationnellement (par la philosophie et la psychanalyse), proviendrait de l’analogie trompeuse de l’esprit aussi uni que le corps « en tant que corps, chaque homme est un ; en tant qu’âme, il ne l’est jamais. ». Ce piège, l’Orient n’y est pas tombée dedans et il suffit de lire les brahmanes, les Upanishads ou les taoïstes pour voir que cette partie du monde a compris que le salut de l’âme ne réside par dans la crispation de l’ego mais dans la dissolution du moi dans le Tout du monde. Voilà sans doute pourquoi Hesse a voué une grande admiration pour les croyances orientales, elles apportent depuis longtemps la réponse aux inquiétudes occidentales de l’homme et de son rapport au monde. Haller est conscient de cette fragmentation de l’homme qui va jusqu’à rendre impossible la conception même d’homme, de personnalité, de sujet.


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Hermine va venir alléger le fardeau de Haller en lui apprenant à faire taire une raison paralysante. Mais avant de libérer le loup, Hermine lui fait prendre conscience d’un fait qu’il ne nier : malgré sa lutte contre la bassesse et l’idiotie, pour la grandeur des artistes et des projets élèves, sa revendication d’une humanité supérieure, il n’en restait pas moins un bourgeois qui se refusait comme tel « Harry Haller s’était merveilleusement travesti en idéaliste et en contempteur du monde, en ermite mélancolique et en prophète  courroucé, mais au fond, c’était un bourgeois. » voilà pourquoi il ne put se trancher la gorge. Hermine ne nie pas la nécessité d’avoir dans ce monde de grandes âmes comme la sienne, elle revendique même leur importance mais, sans illusion, elle dévoile la réalité de l’époque : le monde n’a que faire des héros antiques, des grands hommes, des  valeurs telles que le courage, la bravoure, la droiture, le sublime, l’art :

« Tu avais en toi une vision de l’existence, une foi, une exigence. Tu étais prêt à t’engager, à souffrir, à faire de sacrifices. Mais petit à petit, tu as remarqué que le monde n’exigeait de ta part aucun engagement, aucun sacrifice, aucune attitude de ce genre. Tu l’as compris : l’existence n’est pas une épopée avec des héros et autres grands personnages ; elle ressemble au contraire à un joli petit salon bourgeois, où l’on se satisfait pleinement de manger et de boire, de déguster du café en tricotant des chaussettes, de jouer au tarot en écoutant la radio. Quant à celui qui est animé de désirs, qui porte ne lui autre chose, la grandeur héroïque et le sublime, le culte des grands poètes ou celui des saints, c’est un fou et un Don Quichotte. »

Quoi de plus terrible pour une grande âme que de se savoir dans une époque où il n’a plus sa place ? Haller comprend alors l’origine du fameux rire des sages, le rire tonitruant de celui qui sait au milieu des ignorants ; tragique, puissant et glacial il perce à jour les idoles, les fausses valeurs et la vanité des choses humaines. 
C’est par le plaisir et la jouissance que Harry va retrouver un certain goût à la vie l’espace de quelques pas de danses. Durant cet instant, sa raison se dissipe, son moi se tait, il n’écoute plus que le frissonnement de son corps emporté par le mouvement rythmique du fox-trot :

« Eh bien, pensais-je entre deux danses, peu importe ce qui m’arrivera demain car, moi aussi, j’ai fini par être heureux, par rayonner de joie, par me libérer de moi-même… J’avais perdu toute notion du temps ; aussi j’ignore combien d’heures ou de minutes dura cette grisante félicité. Transporté de joie, je flottais dans la cohue des danseurs enivrés, effleuré par des parfums, des sons, des soupirs, enflammé par des regards inconnus…»

Hesse ne fait ici l’éloge des plaisirs de surface puisque immédiatement après, Harry et Hermione sont d’accord sur le fait que ces plaisirs là ne peuvent fonder une optique de vie (par contre c’est devenu celle de notre époque qui fait passer son consumérisme outrancier pour de l’hédonisme, la vulgarité comme indice de liberté d’esprit). Ces plaisirs offre un bien-être, un relâchement des tensions qu’accumule un individu et permettent à ce dernier d’exprimer des pulsions enfouies. Le temps d’une danse, l’homme moderne oublie le précipice qui s’étend à ses pieds.



Conclusion :



Récit initiatique, roman psychologique, œuvre philosophique et méta-textuelle, grand cri poussé par un auteur pressentant le nazisme  et les délires du siècle ? Le Loup des steppes combine adroitement tous ces éléments pour former un diamant noir, tranchant, inquiétant mais beau. Les questions qu’il pose demeures plus que jamais d’actualité pour notre époque. Comment vivre alors que le moi est un chaos et que le monde offre autant de sujet de révolte que de dégoût ? Le Loup des steppes n’offre pas vraiment de réponses, et l’on termine le roman sans savoir ce qu’il adviendra de cet homme si singulier et pourtant si emblématique de notre époque. Sombre, désespéré, empreint d’un sentiment de résignation face à l’impasse  de la vie moderne et de sa culture, cette oeuvre nous dresse le portrait d’un homme dont la malédiction réside dans sa lucidité et sa trop grande idée de l’homme pour s’accommoder d’un monde fait de leurres, de lâcheté et d’uniformité dans le médiocre. Si René Char disait que « la lucidité est la blessure  la plus proche du soleil », nous pouvons dire que Haller s'est brûlé les ailes à trop vouloir lutter contre ce monde. Il ne peut nier ce constat accablant d’un désastre annoncé. Il faudra attendre le Jeux des perles de verre pour avoir à la fois un contre-poids lumineux, une réponse et le prolongement du Loup des steppes. Il ne nous reste plus qu'à nous dire, comme Nietzsche, que  «  tant d’aurores n’ont pas encore lui » ( citation du Rigveda par Nietzsche dans son exergue à Aurore) .

Blas P. (La Note blanche)

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