19 mars 2018

Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke

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Résumé et contexte :


A partir de 1903 s'engage une correspondance entre Franz Xaver Kappus, élève de l'Ecole militaire de Sankt-Poelten, et Rainer Maria Rilke, ancien élève de cette même école et déjà poète. Rilke n'écrira que dix lettres... mais quelles lettres ! De 1903 à 1908, ce sont les voyages et la faible santé du poète que nous suivons avec la lecture de ces dix lettres, adressées à "un jeune poète". Ce jeune poète, c'est Kappus ; mais c'est surtout le jeune poète Rilke qui s'écrit et semble se parler à lui-même, tel qu'il ressent cet état d'être poète, tel qu'il ressent le monde qui l'entoure, et tel qu'il pressent ce monde suivant ses visions.

Un guide spirituel s'ouvre avec ce recueil de lettres où Rilke pose ses premières impressions concernant le devoir de poésie : " Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ... Ceci surtout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit : "Suis-je vraiment contraint d'écrire ... "( Lettres à un jeune poète, Grasset, 1937, p. 23). Comme dans ses lettres adressées à Rodin, Rilke déborde de respect et de prévenance à l'égard de l'autre, signant d'un simple et profond " Dévouement et sympathie ", à un bref et pur " Vôtre " et " Toujours vôtre ". Le plaisir qu'a Rilke de recevoir des nouvelles de Kappus fait pendant à la profonde sincérité avec laquelle Rilke veut répondre à la confiance que ce jeune disciple lui accorde. Rilke apparaît dans ces lettres comme un sage, un poète d'expérience, des expériences qui se donnent à travers les conseils de lectures qui ont marqué Rilke, et la sensibilité de la lecture qu'il privilégie envers et contre la critique, " les œuvres d'art sont d'une infinie solitude ; rien n'est pire que la critique pour les aborder. Seul l'amour peut les saisir, les garder, être justes envers elles "( p. 35). Ce qui est admirable c'est le caractère visionnaire de Rilke, notamment lors des nombreuses réflexions sur l'infinie profondeur créatrice de la solitude ; selon Rilke, cette solitude est une nécessité qui contraint à l'écriture comparée avec force à un accouchement. Lorsqu'il en vient à parler de la femme suivant les modes vestimentaires masculines, voulant échapper à la condition sociale qu'on lui a imposée, pour aller vers une humanité différente, fondée sur les valeurs de reconnaissance - portant sur les nominations même de " jeune fille " et de " femme " - et de progrès social, Rilke fait preuve de la même admirable perception des choses.

Une profonde unité de pensée marque l'ensemble de ces lettres, parce qu'elles sont toutes écrites en solitude, comme si à l'écriture " une seule chose [était] nécessaire : la solitude. La grande solitude intérieure " (p. 56). 'est certainement ce qui fait la singularité de ces lettres qui manifestent à la fois une simple communication d'un homme à un autre, mais aussi une solitude qui semble essentielle au poète, même à l'écriture de ces lettres adressées à Kappus. Ce qui est particulièrement remarquable, c'est la simplicité des sentiments et l'analyse sensible qu'en fait Rilke. A la lecture de ces lettres, une profonde solitude partagée nous envahit et nous fait mesurer combien la perspective humaine semble importante pour Rilke. Il donne une portée universelle à ses propos, se basant sur des observations personnelles et des intuitions justes.

Et toutes ces réflexions sont données à un autre poète pour qu'il s'en serve lui-même, pour aborder les obstacles sur la voie qu'il a choisie, pour l'aider à améliorer son travail et à dépasser les moments de doutes dont il lui fait part. " Votre doute lui-même peut devenir une chose bonne si vous en faites l'éducation : il doit se transformer en objet de connaissance et de choix.[…] Un jour viendra où ce destructeur sera devenu l'un de vos meilleurs artisans, - le plus intelligent peut-être de ceux qui travaillent à la construction de votre vie. "(p. 87.)

Les pages citées font référence aux Éditions Grasset, 1937.




Extraits de Lettres à une jeune poète : 



 [...] Cherchez en vous-mêmes. Explorez la raison qui vous commande d'écrire; examinez si elle plonge ses racines au plus profond de votre cour; faites-vous cet aveu : devriez-vous mourir s'il vous était interdit d'écrire. Ceci surtout : demandez-vous à l'heure la plus silencieuse de votre nuit; me faut-il écrire ? Creusez en vous-mêmes à la recherche d'une réponse profonde. Et si celle-ci devait être affirmative, s'il vous était donné d'aller à la rencontre de cette grave question avec un fort et simple "il le faut", alors bâtissez votre vie selon cette nécessité; votre vie, jusqu'en son heure la plus indifférente et la plus infime, doit être le signe et le témoignage de cette impulsion. Puis vous vous approcherez de la nature. Puis vous essayerez, comme un premier homme, de dire ce que vous voyez et vivez, aimez et perdez. N'écrivez pas de poèmes d'amour; évitez d'abord les formes qui sont trop courantes et trop habituelles : ce sont les plus difficiles, car il faut la force de la maturité pour donner, là où de bonnes et parfois brillantes traditions se présentent en foule, ce qui vous est propre. Laissez-donc les motifs communs pour ceux que vous offre votre propre quotidien; décrivez vos tristesses et vos désirs, les pensées fugaces et la foi en quelque beauté. Décrivez tout cela avec une sincérité profonde, paisible et humble, et utilisez, pour vous exprimer, les choses qui vous entourent, les images de vos rêves et les objets de votre souvenir. Si votre quotidien vous paraît pauvre, ne l'accusez pas; accusez-vous vous-même, dites-vous que vous n'êtes pas assez poète pour appeler à vous ses richesses; car pour celui qui crée il n'y a pas de pauvreté, pas de lieu pauvre et indifférent. Et fussiez-vous même dans une prison dont les murs ne laisseraient parvenir à vos sens aucune des rumeurs du monde, n'auriez-vous pas alors toujours votre enfance, cette délicieuse et royale richesse, ce trésor des souvenirs ? Tournez vers elle votre attention. Cherchez à faire resurgir les sensations englouties de ce vaste passé; votre personnalité s'affirmera, votre solitude s'étendra pour devenir une demeure de douce lumière, loin de laquelle passera le bruit des autres...







Paris, le 17 février 1903


Cher Monsieur,

Votre lettre vient à peine de me parvenir. Je tiens à vous en remercier pour sa précieuse et large confiance. Je ne peux guère plus. Je n’entrerai pas dans la manière de vos vers, toute préoccupation critique m’étant étrangère. D’ailleurs, pour saisir une œuvre d’art, rien n’est pire que les mots de la critique. Ils n’aboutissent qu’à des malentendus plus ou moins heureux. Les choses ne sont pas toutes à prendre ou à dire, comme on voudrait nous le faire croire. Presque tout ce qui arrive est inexprimable et s’accomplit dans une région que jamais parole n’a foulée. Et plus inexprimables que tout sont les œuvres d’art, ces êtres secrets dont la vie ne finit pas et que côtoie la nôtre qui passe.

Ceci dit, je ne puis qu’ajouter que vos vers ne témoignent pas d’une manière à vous. Ils n’en contiennent pas moins des germes de personnalité, mais timides et encore recouverts. Je l’ai senti surtout dans votre dernier poème : « Mon âme ». Là quelque chose de propre veut trouver issue et forme. Et tout au long du beau poème « À Léopardi » monte une sorte de parenté avec ce prince, ce solitaire. Néanmoins, vos poèmes n’ont pas d’existence propre, d’indépendance, pas même le dernier, pas même celui à Léopardi. Votre bonne lettre qui les accompagnait n’a pas manqué de m’expliquer mainte insuffisance, que j’avais sentie en vous lisant, sans toutefois qu’il me fût possible de lui donner un nom.

"Vous demandez si vos vers sont bons. Vous me le demandez à moi. Vous l’avez déjà demandé à d’autres. Vous les envoyez aux revues. Vous les comparez à d’autres poèmes et vous vous alarmez quand certaines rédactions écartent vos essais poétiques. Désormais (puisque vous m’avez permis de vous conseiller), je vous prie de renoncer à tout cela. Votre regard est tourné vers le dehors ; c’est cela surtout que maintenant vous ne devez plus faire. Personne ne peut vous apporter conseil ou aide, personne. Il n’est qu’un seul chemin. Entrez en vous-même, cherchez le besoin qui vous fait écrire : examinez s’il pousse ses racines au plus profond de votre cœur. Confessez-vous à vous-même : mourriez-vous s’il vous était défendu d’écrire ? Ceci surtout : demandez-vous à l’heure la plus silencieuse de votre nuit : « Suis-je vraiment contraint d’écrire  ? » Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse. Si cette réponse est affirmative, si vous pouvez faire front à une aussi grave question par un fort et simple : « Je dois », alors construisez votre vie selon cette nécessité. Votre vie, jusque dans son heure la plus indifférente, la plus vide, doit devenir signe et témoin d’une telle poussée. Alors, approchez de la nature. Essayez de dire, comme si vous étiez le premier homme, ce que vous voyez, ce que vous vivez, aimez, perdez. N’écrivez pas de poèmes d’amour. Evitez d’abord ces thèmes trop courants : ce sont les plus difficiles. 
(...) 
Il se pourrait qu’après cette descente en vous-même, dans le « solitaire » de vous-même, vous dussiez renoncer à devenir poète. (Il suffit, selon moi, de sentir que l’on pourrait vivre sans écrire pour qu’il soit interdit d’écrire.) Alors même, cette plongée que je vous demande n’aura pas été vaine. Votre vie lui devra en tout cas des chemins à elle. Que ces chemins vous soient bons, heureux et larges, je vous le souhaite plus que je ne saurais le dire. 
(...)

Dévouement et sympathie".

Rainer Maria Rilke





Lettre VII

(...) Il est bon aussi d’aimer ; car l’amour est difficile. L’amour d’un être humain pour un autre, c’est peut-être l’épreuve la plus difficile pour chacun de nous, c’est le plus haut témoignage de nous-même ; l’oeuvre suprême dont toutes les autres ne sont que les préparations. C’est pour cela que les êtres jeunes, neufs en toutes choses, ne savent pas encore aimer ; ils doivent apprendre. De toutes les forces de leur être, concentrées dans leur coeur qui bat anxieux et solitaire, ils apprennent à aimer. Tout apprentissage est un temps de clôture. Ainsi pour celui qui aime, l’amour n’est longtemps, et jusqu’au large de la vie, que solitude, solitude toujours plus intense et plus profonde. L’amour ce n’est pas dès l’abord se donner, s’unir à un autre. (Que serait l’union de deux êtres encore imprécis, inachevés, dépendants ?) L’amour, c’est l’occasion unique de mûrir, de prendre forme, de devenir soi-même un monde pour l’amour de l’être aimé. C’est une haute exigence, une ambition sans limite, qui fait de celui qui aime un élu qu’appelle le large. Dans l’amour, quand il se présente, ce n’est que l’obligation de travailler à eux-mêmes que les êtres jeunes devraient voir (zu horchen und zu hämmern Tag und Nacht). Se perdre dans un autre, se donner à un autre, toutes les façons de s’unir ne sont pas encore pour eux. Il leur faut d’abord thésauriser longtemps, accumuler beaucoup. Le don de soi-même est un achèvement : l’homme en est peut-être encore incapable. Là est l’erreur si fréquente et si grave des jeunes. Ils se précipitent l’un vers l’autre, quand l’amour fond sur eux, car il est dans leur nature de ne pas savoir attendre. Ils se déversent, alors que leur âme n’est qu’ébauche, trouble et désordre. Mais quoi ? Que peut faire la vie de cet enchevêtrement de matériaux gâchés qu’ils appellent leur union et qu’ils voudraient même appeler leur bonheur ? Et quel lendemain ? Chacun se perd lui-même pour l’amour de l’autre, et perd l’autre aussi et tous ceux qui auraient pu venir encore. Et chacun perd le sens du large et les moyens de le gagner, chacun échange les va-et-vient des choses du silence, pleins de promesses, contre un désarroi stérile d’où ne peuvent sortir que dégoût, pauvreté, désillusion. Il ne lui reste plus qu’à trouver un refuge dans une de ces multiples conventions qui s’élèvent partout comme des abris le long d’un chemin périlleux. Nulle région humaine n’est aussi riche de conventions que celle-là. Canots, bouées, ceintures de sauvetage, la société offre là tous les moyens d’échapper. Enclins à ne voir dans l’amour qu’un plaisir, les hommes l’ont rendu d’accès facile, bon marché, sans risques, comme un plaisir de foire. Combien d’êtres jeunes ne savent pas aimer, combien se bornent à se livrer comme on le fait couramment (bien sûr, la moyenne en restera toujours là) et qui ploient sous leur erreur ! Ils cherchent par leurs propres moyens à rendre vivable et fécond l’état dans lequel ils sont tombés.

Leur nature leur dit bien que les choses de l’amour, moins encore que d’autres, importantes aussi, ne peuvent être résolues suivant tel ou tel principe, valant dans tous les cas. Ils sentent bien que c’est là une question qui se pose d’être à être, et qu’il y faut, pour chaque cas, une réponse unique, étroitement personnelle. Mais comment, s’ils se sont déjà confondus, dans la précipitation de leur étreinte, s’ils ont perdu ce qui leur est propre, trouveraient-ils en eux-mêmes un chemin pour échapper à cet abîme où a sombré leur solitude ?






"Une seule chose est nécessaire: la solitude. La grande solitude intérieure. Aller en soi-même, et ne rencontrer, des heures durant, personne - c'est à cela qu'il faut parvenir. Etre seul comme l'enfant est seul quand les grandes personnes vont et viennent, mêlées à des choses qui semblent grandes à l'enfant et importantes du seul fait que les grandes personnes s'en affairent et que l'enfant ne comprend rien à ce qu'elle font. S'il n'est pas de communion entre les hommes et vous, essayez d'être prêt des choses: elles ne vous abandonneront pas. Il y a encore des nuits, il y a encore des vents qui agitent les arbres et courent sur les pays. Dans le monde des choses et celui des bêtes, tout est plein d’événements auxquels vous pouvez prendre part. Les enfants sont toujours comme l'enfant que vous fûtes: tristes et heureux; et si vous pensez à votre enfance, vous revivez parmi eux, parmi les enfants secrets. Les grandes personnes ne sont rien, leur dignité ne répond à rien".

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