Nous sommes ce que nous sauvons. By Heart fut une des belles surprises de mon automne 2016 où, chaque soir, les quatorze vers du sonnet 30 de Shakespeare furent prononcés par dix « soldats » volontaires. Quittant son rôle de chef d'orchestre, extrayant de trois cagettes remplies de livres des ouvrages de Boris Pasternak, Ray Bradbury, Georges Steiner, du poète russe Ossip Mandelstam..., Tiago Rodrigues parle de liberté, de résistance, de censure, en entonnant un hymne au plaisir de dire, lire et réciter. Considérant la mémoire et la transmission comme de redoutables armes de construction massive, Tiago Rodrigues nous propose un moment éphémère faisant peu à peu son nid dans nos corps à l'affût. Ce n'est pas un hasard si le mot vulnérabilité est l'un des mots qu'il affectionne le plus dans la langue française...
By Heart (Apprendre par cœur), Tiago Rodrigues :
Texte original en portugais traduit par Thomas Resendes
Création en 2013 dans le cadre de la programmation du festival Cidade PreOcupada (Portugal), dans une mise en scène de l’auteur.
"À présent, Candida veut apprendre un dernier livre, le livre définitif. La faveur qu’elle m’a demandée est que je choisisse ce livre. Cher professeur, je suppose que maintenant vous comprenez la dimension de mon problème. Pressé par le temps, je dois accomplir cette terrible mission. Je vous demande de me conseiller : quel livre, quel dernier livre ?" Tiago Rodrigues ne se contente pas de brouiller les frontières entre le théâtre, la fiction et la réalité. Il invite des hommes et des femmes, le "peloton sonnet 30 de Shakespeare", à éprouver, partager, le temps de la représentation, une expérience singulière: celle de retenir un texte et de le dire. Un acte de résistance artistique et politique, tout autant qu’une lutte contre le temps, l’oubli, le vieillissement, contre l’absence et la disparition. Un geste aussi intime que politique.
D'après mes informations, Tiago Rodrigues est acteur, dramaturge et metteur en scène. Son théâtre subversif, poétique et prolifique – il a créé plus de trente pièces durant la dernière décennie, les a montrées en Europe, en Asie, au Moyen-Orient, en Amérique du Sud – a fait de lui l’une des figures de la jeune scène portugaise contemporaine. Ancré dans une solide tradition théâtrale, son travail s’attache, en mêlant documentaire et fiction, vie intime et collective, à mettre en question notre perception de l’environnement social, politique, historique actuel.
Tiago Rodrigues nous conte ici une histoire singulière : celle de sa grand-mère qui, devenue aveugle, demande à son petit-fils de lui choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur. Mais que signifie au juste « apprendre un texte par cœur » ? Et comment se tenir, avec le public, au plus près de cette question, de son urgence, de sa charge ? se demande le jeune metteur en scène portugais. En conviant chaque soir dix spectateurs à accomplir ce geste, Tiago Rodrigues ne se contente pas de brouiller les frontières entre le théâtre, la fiction et la réalité. Sa démarche invite des hommes et des femmes, le « peloton sonnet 30 de Shakespeare », à éprouver, partager, le temps de la représentation, une expérience singulière : celle de retenir un texte et de le dire. Un acte de résistance artistique et politique, tout autant qu’une lutte contre le temps, l’oubli, le vieillissement, contre l’absence et la disparition.
"Je ne cesse d'apprendre en lisant...", cette citation insiste sur l'importance de la lecture dans sa construction. Les actions d’écrire deviennent mémoire ainsi que celles d'apprendre. Paul Ricœur a traité l'histoire et la littérature comme des récits susceptibles de représenter conjointement le passé. Selon lui, il fallait que la fiction se mette au service de l'inoubliable (La Mémoire, l'histoire, l'oubli). En tant que lectrice , les écrivains sont très importants. L'écriture peut devenir un véritable devoir de mémoire pour certains auteurs : Virginia Woolf : "Chacun de nous a son passé renfermé en lui, comme les pages d'un vieux livre qu'il connaît par cœur, mais dont ses amis pourront seulement lire le titre. ", Isaac Bashevis Singer : "L'écriture n'a jamais qu'un but -de cela il était certain- toujours le même raconter une histoire. La narration en soi c'est le but. Elle est aussi un legs. Une bonne histoire a bien plus de signification qu'une douzaine de messages". William Faulkner a lui aussi déclaré : "Le passé n’est jamais mort, il n’est même jamais le passé lorsqu'il il est écrit". D'où la force du temps : "Se donner du mal pour les petites choses, c’est parvenir aux grandes, avec le temps". By Heart de Tiago Rodrigues aux éditions Les Solitaires intempestifs est un Petit chef d'oeuvre... Un immense texte humaniste. Ce livre nous renvoie à Shakespeare et George Steiner. Joie du partage, elle a offert ce texte à toute sorte de personnes.
Qu’existe-t-il de plus singulier et de plus personnel que la mémoire ? Réceptacle du passé, copie plus ou moins conforme du vécu, elle constitue, par les souvenirs qu’elle emmagasine, ce qui fait de l’homme un individu original. "Nous sommes ce que nous nous souvenons", disait l’écrivain Georges Steiner dans l’un de ses entretiens où il revient sur l’importance de la mémorisation des textes capitaux pour la préservation de la civilisation. Et c’est à partir de cette analyse, qu’il a su apprendre par cœur, que Tiago Rodrigues a construit By Heart qu’il reprend au Théâtre de la Bastille.
Pour l’occasion, le metteur en scène portugais invite dix spectateurs à venir prendre place sur scène. Ces dix cobayes sont prévenus : au terme du spectacle, ils devront être capables de restituer le Sonnet 30 de William Shakespeare qu’ils auront appris au fur et à mesure de la performance. Pour leur simplifier la tâche – et éviter que le supplice ne s’éternise -, Tiago Rodrigues leur demande de retenir collectivement les quatre premiers vers et de mémoriser chacun l’un des dix vers suivants. Objectif : que ses "soldats shakespeariens" d’un soir deviennent les détenteurs d’un texte qu’ils seraient ensemble capable d’exhumer si jamais il venait à disparaître.
Replonger en enfance :
Ce but, d’une beauté intellectuelle rare, entre en résonance avec deux aspects complémentaires que le metteur en scène convoque. D’un côté, l’histoire de sa grand-mère, Candida, qui, devenant progressivement aveugle, demande à son petit-fils de choisir le dernier livre qu’elle lira et qu’elle pourra mémoriser ; de l’autre, la mémorisation des textes comme acte de résistance historique, de Boris Pasternak à Ossip et Nadejda Mandelstam qui se sont chacun servis de leurs souvenirs pour cacher des œuvres qu’on voulait leur dérober et enfouir à jamais dans les limbes de l’humanité.
En portugais, il y a deux manières de dire « apprendre par coeur ». Tiago Rodrigues laisse parler le sien.
Apprendre un sonnet de Shakespeare en entier, en un peu plus d’une heure ? Le défi est de taille, et sur la scène, dix personnes (volontaires, issues du public) se prêtent au jeu, le temps d’un spectacle sobrement intitulé By Heart . Ces femmes et ces hommes occupent dix chaises sur la scène dénuée d’autre décoration (hormis trois caisses de livres) et disposent d’un maître de choix : l’auteur, metteur en scène et dramaturge Tiago Rodrigues. Celui-ci se transforme en brillant chef d’orchestre des mots, jusqu’à ce que ses dix disciples aient retenu le texte et soient capables de réciter ses strophes.
Tiago Rodrigues justifie sa démarche : sa grand-mère, devenue aveugle, lui aurait demandé de lui choisir un livre qu’elle pourrait apprendre par cœur. Il s’était tourné vers les sonnets de Shakespeare. Sa mamie avait approuvé son choix : avec des poèmes, elle n’avait pas le risque de perdre la vue avant d’avoir lu la fin d’un roman à suspense. Tiago Rodrigues a jeté son dévolu sur le sonnet 30, qui est composé de 14 lignes. Le spectacle est divisé entre sessions d’apprentissage du texte – il ne tombe pas du ciel ! – et récit. Tiago Rodrigues évoque son père journaliste, sa mère cuisinière. Il ouvre son univers. Il partage ses lectures, mais aussi ses doutes, ses découvertes, ses réflexions toutes personnelles. Le tout avec beaucoup d’esprit.
Je n'ai pas encore eu la chance de voir le spectacle dans son ensemble, mais en tant que lectrice, By Heart est tissé toute en sensibilité, mais non sans humour. D'après la vidéo du spectacle, nous voyons Tiago Rodrigues orchestrer avec une grande douceur ce patchwork dans ses habits de professeur-répétiteur qui replonge nécessairement le spectateur dans les scènes de sa plus tendre enfance quand lui aussi, dos au tableau noir, il devait réciter le poème qu’il avait appris la veille au soir. Au-delà de son aspect ludique, le spectacle révèle bientôt de multiples facettes faites d’érudition, d’émotions et de rires. En sondant les têtes, le metteur en scène vise en fait les cœurs et qu’il est grand ce déchirement quand, 1h30 après les premiers balbutiements, le « collectif des dix » parvient d’un seul et unique souffle à réciter ce Sonnet 30 de Shakespeare. Nous pouvons être rassurés : en cas d’autodafé, celui-ci serait bel et bien sauvegardé !!!
When to the sessions of sweet silent thought
I summon up remembrance of things past,
I sigh the lack of many a thing I sought,
And with old woes new wail my dear time’s waste:
Then can I drown an eye, unused to flow,
For precious friends hid in death’s dateless night,
And weep afresh love’s long since cancell’d woe,
And moan the expense of many a vanish’d sight:
Then can I grieve at grievances foregone,
And heavily from woe to woe tell o’er
The sad account of fore-bemoanèd moan,
Which I new pay as if not paid before.
But if the while I think on thee, dear friend,
All losses are restored and sorrows end.
William Shakespeare, Sonnet 30
Articles :
TiagoRodriguesfaitentrerlemondedanssonjeu:http://www.theatre-bastille.com/media/bastille/8-2016-01-16-1088_le_monde_1_.pdf
Théâtre-Critique:http://www.journal-laterrasse.fr/by-heart/
ThéâtreContemporain-BandeAnnonceByHeart:http://www.theatre-contemporain.net/spectacles/By-heart/extraits/
VidéosdeThéâtre:http://www.theatre-video.net/
Blas P. (La Note blanche), un article que je dédicace à mon amie, à celle qui m'a fait lire ce livre, à Servane...
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