1 mars 2017

Lettre de Gustave Flaubert à Charles Baudelaire

Dans la Note blanche, on adore découvrir (et relire) les correspondances des grands écrivains entre eux. Et on a un petit faible pour le XIXe siècle : que ce soit une lettre de Flaubert à Hugo, d’Hugo à Baudelaire, ou encore l’inverse, on est toujours frappé de voir que tous ces monstres sacrés de la littérature française se côtoyaient et s’estimaient… S’il y avait parfois des différences générationnelles et des écarts d’ambition importants entre eux, la lettre était le médium qui leur permettait de converser aimablement, tout en se tenant au courant de l’actualité littéraire et des trouvailles de chacun. Heureusement, quelques écrivains d’aujourd’hui reprennent le flambeau...

Flaubert Baudelaire
"Ces drogues-là m’ont toujours causé une 
grande envie"


lundi 22 octobre 1860

Vous êtes bien aimable, mon cher Baudelaire, de m’avoir envoyé un tel livre ! [Les Paradis artificiels] Tout m’en plaît, l’intention, le style et jusqu’au papier.

Je l’ai lu très attentivement. Mais il faut d’abord que je vous remercie pour m’avoir fait connaître un aussi charmant homme que le sieur de Quincey ! Comme on aime celui-là !

Voici (pour en finir tout de suite avec le mais) ma seule objection. Il me semble que dans un sujet, traité d’aussi haut, dans un travail qui est le commencement d’une science, dans une œuvre d’observation naturelle et d’induction, vous avez (et à plusieurs reprises) insisté trop (?) sur l’Esprit du mal. On sent comme un levain de catholicisme çà et là. J’aurais mieux aimé que vous ne blâmiez pas le haschich, l’opium, l’excès. Savez-vous ce qui en sortira plus tard ?

Mais noter que c’est là une opinion personnelle dont je ne fais aucun cas. Je ne reconnais point à la critique le droit de substituer sa pensée à celle d’un autre. Et ce que je blâme dans votre livre est, peut-être, ce qui en constitue l’originalité, et la marque même de votre talent ? Ne pas ressembler au voisin tout est là.

Maintenant que je vous ai avoué toute ma rancune je ne saurais trop vous dire combien j’ai trouvé votre oeuvre excellente d’un bout à l’autre, c’est d’un style très haut, très ferme et très fouillé. J’admire profondément dans le poème du haschich les pages 27-33, 51-55, 76 et tout ce qui suit.

Vous avez trouvé le moyen d’être classique, tout en restant le romantique transcendant que nous aimons.

Quant à la partie intitulée Un mangeur d’opium, je ne sais ce que vous devez à Quincey, mais en tout cas c’est une merveille.

Je ne sais pas de figure plus sympathique, pour moi du moins.

Ces drogues-là m’ont toujours causé une grande envie. Je possède même d’excellent haschich composé par le pharmacien Gastinel. Mais ça me fait peur, ce dont je me blâme.

Connaissez-vous dans le Soudan de d’Escayrac de Lauture toute une théogonie et cosmogonie particulière inventée par un fumeur d’opium. Il m’en reste un souvenir « assez farce » mais j’aime mieux M. de Quincey. Pauvre homme ! Qu’est devenue miss Ann ?

On vous doit aussi de la reconnaissance pour la petite note relative aux critiques nouveaux. Là, j’ai été gratté ou plutôt flatté à mon endroit sensible.

J’attends avec impatience les nouvelles fleurs du mal, mon observation ne peut ici avoir lieu, car le poète a parfaitement le droit de croire à tout ce qu’il voudra. Mais le savant ?

Je vous dis peut-être des stupidités ? Il me semble néanmoins que je me comprends. Nous en recauserons. Comme vous travaillez ! — et bien !

Adieu, je vous serre la main à vous décrocher l’épaule.

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