1 mai 2017

Lettre de Søren Kierkegaard à Julie Thomsen

Søren Kierkegaard (5 mai 1813 – 11 novembre 1855) est un philosophe danois, protestant, et précurseur de l’existentialisme. Il a beaucoup écrit sur l’angoisse, le désespoir et l’amour (voir le Journal d’un séducteur). Dans sa correspondance en revanche, et notamment dans la lettre suivante, le philosophe se révèle tout à fait taquin, « amoureux de sa plume », à des lieues de la vision déchirée de la condition humaine à laquelle on l’associe souvent.

kierkegaard (1)
"Le fait est que je suis amoureux de ma 
plume"


Ma chère cousine ! […] Hélas, il n’est que trop vrai que tu ne me rencontres jamais en ville ; pire encore, il n’est que trop vrai, comme tu me le reproches, que je ne tiens pas mes promesses de venir te rendre visite. Eh bien alors accepte cette petite épître, considère-là comme une rencontre en ville ou comme une visite chez toi. […] Ma chère Julie, tu dois penser que c’est là une étrange démarche et que “ce temps qu’il passe à écrire une lettre, il ferait mieux d’en profiter pour une visite” […] Le fait est que je suis amoureux de ma plume. On dira que c’est un piètre objet sur lequel jeter son dévolu amoureux… Peut-être. Cela ne signifie d’ailleurs pas que je sois toujours comblé dans mes relations avec elle – il m’arrive parfois de la jeter au loin dans la plus grande exaspération. Hélas, cette exaspération elle-même me rappelle alors combien j’en suis amoureux, car c’est un conflit qui finit comme les conflits amoureux. […] Je ne peux me libérer de ce commerce avec ma plume – oui, il va jusqu’à m’empêcher d’entamer des relations avec qui que ce soit d’autre.

Lorsque chez moi, je pense à quelqu’un qui m’est cher, je me dis : “Tiens, tu devrais aller le voir sur le champ.” Mais qu’arrive-t-il alors ? J’examine cette idée pendant si longtemps que finalement la plume se glisse insidieusement dans ma main. Et au lieu d’une visite en ville, cela se transforme en une lettre de plus à la maison. Je m’entretiens à l’aide de ma plume avec cette personne, mais lorsque j’en ai fini, la plume me rit au nez : car effectivement, elle s’est bien jouée de moi ! […] La plume me fait croire qu’elle peut sans aucun problème m’informer de l’effet qu’aura ma lettre sur son destinataire : ce qu’il dira, ce que je dirai alors, ce qu’il répondra ensuite, etc. Bref, au lieu d’être envoyée, la missive que je brûle est encore l’occasion d’une petite étude d’après nature. Cette étude ne peut évidemment être envoyée, elle est donc elle aussi vouée à la disparition. Et voilà que la plume m’a à nouveau dupé ! Elle me prive de beaucoup de plaisirs de la vie… La seule consolation qui me reste est de parvenir, grâce à elle, à décrire plus ou moins bien la facilité avec laquelle elle m’a trompé…

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