28 juin 2018

"Humain, trop humaine"

Jusqu'à la publication en 1997 de la correspondance de Simone de Beauvoir avec l'écrivain américain Nelson Algren, nous chantions la légende du couple Sartre-le Castor... La chanson de geste existentialiste... On croyait dur comme fer à ce contrat d'assurance affectif signé entre Jean-Paul et Simone pour se délivrer des chaînes du couple bourgeois. Ces deux-là avaient réussi la transmutation du plomb conjugal en or du compagnonnage libre.

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Magique ! Oui, mais la longue correspondance du Castor avec Algren avait révélé la dévorante et superbe passion cachée de Simone pour cet écrivain de Chicago. Les Mémoires nous avaient donc désinformés spectaculairement et avaient gommé l'espace amoureux le plus ardent de sa vie. On peut s'interroger à l'infini sur cette « mauvaise foi », cette mise en scène destinée à garder intact le monument Sartre-Beauvoir qui, sur le dessus de cheminée littéraire, faisait le pendant au couple communiste Aragon-Elsa.

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Les trois cent quatre lettres envoyées à « mon Nelson », « mon bien-aimé à moi », « mon chéri », « mon mari à moi », « mon mari bien-aimé » nous racontaient une possession amoureuse digne d'une héroïne de Racine. On découvrait la femme hardie, jolie, passionnée, secrète, ardente, embrasée, dévouée, livrée, abandonnée, transportée, visitée... Plus de trois cents lettres sublimes de liberté, de folle volupté d'aimer. Sartre n'a jamais reçu le quart d'une lettre de ce ton et de cette encre. Sentiment que le « couple existentialiste » modèle s'ingéniait à donner de la relation une version officielle à la limite du trucage médiatique...

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Aujourd'hui, avec les lettres de Beauvoir au « petit Bost », même sentiment. On plonge à nouveau dans le grand trouble amoureux. Là encore, Simone, dans « La force de l'âge », qui traite des années 1937-1940, cache à ses lecteurs l'intensité de son aventure sentimentale avec un des plus brillants élèves de la classe de Sartre. Le « petit Bost », de neuf ans plus jeune qu'elle, ressemble à un héros de Cocteau. Parlant volontiers de la liaison de Sartre, à l'époque, avec Olga Kosackiewicz (à qui « Le mur » est dédié), Simone laisse entendre que c'est un simple ami... Mensonge par omission succulent... En réalité, ses lettres, enfin publiées, libèrent là encore la part la plus fiévreuse, la plus spontanée, et surtout la plus heureuse de cette femme ! La gaieté, l'amour, le frisson, le vertige sensuel, charnel, donnent des ailes à l'épistolière. L'étonnement, la stupeur d'aimer font tambouriner cette prose.

Alors que cette jeunesse vit un des moments les plus pénibles de l'avant-guerre et que Hitler menace l'Europe, la jeune prof au chemisier blanc, grande marcheuse, quitte l'hiver de la raison, des études et des jours gris pour livrer au papier sa chanson d'aimer. Quelle métamorphose ! D'un côté, Beauvoir la sérieuse, la bûcheuse, raconte ses lectures, ses brasseries, ses randonnées en Bretagne à un soldat qui s'ennuie dans sa caserne d'Amiens ; de l'autre, la tendre, l'aimante prolonge ses lettres rien que pour rester dans la chaleur dénouée, flâneuse du sentiment. Il y a griserie à faire miroiter le monde à son amant.

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Beauvoir répète à chaque ligne « Je pense à vous à en devenir folle ». Merveille !... Je défie tout lecteur de ne pas tomber amoureux de cette jeune femme à l'air honnête, au visage lavé par on ne sait quelle dignité intérieure. Tout homme aurait voulu sortir de la Rhumerie au bras de cette si jolie prof « toute déchirée du désir de vous voir », écrit-elle... Pour la petite histoire, on apprend que c'est le 21 septembre 1939 qu'elle a acheté un turban qui deviendra son insigne mythologique. On reste interloqué de la manière dont le sentiment amoureux fait déborder son talent de conteuse sur des riens et libère sa personnalité. Tendresse volubile, câlin du monde, vues de Paris ou routes de France dans la bénédiction du bonheur d'être. Elle laisse le Néant et les garçons de café heideggeriens à Sartre ! Elle écrit comme elle parle. « Nous avons becqueté. » Lui répond : « Je me suis rétamé la gueule. » Elle décrit André Breton : « Il porte des grosses lunettes noires. » Hitler ? « Il me semble de moins en moins possible qu'il puisse vouloir une guerre. » Crêperies, nage, Douarnenez : le bonheur l'habite ! Elle a bu le philtre magique. Elle s'étourdit de Picon-cassis, de visages, de rencontres, uniquement, semble-t-il, pour le bonheur de raconter au « petit Bost » et l'aider, le rassurer, le secourir, l'égayer, le faire sortir de son cauchemar militaire.

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Alors, on se pose une question : comment a-t-elle fait pour se lier si fort, officiellement, à ce Sartre qui ne décrit que sexualité malade, mains sales, monde gris, conscience torturée, sur un ton vindicatif, lui qui dit « non, un non à demi viscéral » (pour reprendre l'expression de Gracq) au monde alors qu'elle découvre, sans aucun égocentrisme, une Italie intérieure quand l'amour l'habite. Quel couple mal assorti ! Comment peut-elle vivre avec ce bonhomme « lunetteux », à la voix métallique de procureur, costume bleu froissé, obsédé par les crabes, les « pédérastes », les racines, la boue de l'être, la confiture heideggerienne, alors qu'elle est pleine d'allant, de feu, de saillies, de fraîcheur ? Quel mystère ...

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Avec cette correspondance au ton de vaillance si tonifiante, on voit sous nos yeux se récrire l'histoire littéraire. Heureuse, libre, aristocrate, Simone, en secret, se révèle notre Louise Labé. Il suffisait d'attendre le facteur ... Nous sommes tous : "Humain, trop humaine" !


Lundi soir 19 Juillet 1948,

Nelson, mon cher amour. J'ai reçu une douce lettre, sereine et aimante. "Vous avez l'air heureuse, aujourd'hui !" m'ont dit plusieurs personnes. Oui. Il est minuit et je ne suis pas en miettes, j'ai à peine bu un petit gin dans du jus de pamplemousse (scotch introuvable) et je viens vous embrasser avant de dormir. [...]

Genet m'a félicitée de ma vêture et de mon allure, de mon dernier livre et finalement m'a tapée. Il a un nouveau jeune amant, entreprend une nouvelle pièce, mais continue à être exactement semblable à lui-même, comme la plupart des gens. J'ai fait mes adieux à l'amie russe qui part se reposer à la campagne ; nouvelle petite tragédie pour changer ; elle devrait rejouer Les Mouches dans deux mois, et déjà s'en tourne les sangs. [...]

J'ai dîné avec son mari, Bost, le jeune auteur du Dernier des métiers. Sur une avenue de Montmartre s'étendait une vaste fête foraine ; par ce morne soir gris les scenic railways, les trains magiques, les loteries, les bateleurs exhalaient un désenchantement qui m'a profondément touchée. C'est Bost, le jeune homme avec qui je couchais depuis de nombreuses années avant de vous connaître, mais j'ai cessé l'année dernière à mon retour de New York pour la raison que vous savez. Cette histoire n'avait plus la même importance qu'autrefois, et donc y mettre un terme non plus, c'est pourquoi je ne vous en ai pas soufflé mot. Nous sommes restés intimes et comme il n'est pas très heureux en ce moment dans ses affaires d'amour, car être marié à une femme telle que la sienne constitue un sérieux obstacle aux affaires d'amour, une certaine mélancolie teintait notre soirée. Et puis, lorsque j'ai arrêté les choses entre nous, ça ne l'a pas fâché, certes, il savait que je ne l'aimais plus d'amour, cependant ça ne lui a pas été agréable et un certain malaise persiste. Si je vous raconte ça, c'est que vous m'avez demandé de vous dire ce qui se passe dans ma tête insensée et que je veux que vous en sachiez le plus possible sur moi.

Pour vous, je pourrais renoncer à beaucoup plus qu'à un ravissant jeune homme, vous savez, je pourrais renoncer à la plupart des choses ; en revanche je ne serais pas la Simone qui vous plaît, si je pouvais renoncer à ma vie avec Sartre, je serais une sale créature, une traîtresse, une égoïste. Cela, je veux que vous le sachiez, quoi que vous décidiez dans l'avenir : ce n'est pas par manque d'amour que je ne peux rester vivre avec vous. Et même je suis sûre que vous quitter est plus dur pour moi que pour vous, que vous me manquez de façon plus douloureuse que je ne vous manque ; je ne pourrais vous aimer davantage, vous désirer davantage, vous ne pourriez me manquer davantage. Peut-être le savez-vous. Mais ce que vous devez savoir aussi, tout prétentieux que ça puisse paraître de ma part, c'est à quel point Sartre a besoin de moi.

Extérieurement il est très isolé, intérieurement très tourmenté, très troublé, et je suis sa seule véritable amie, la seule qui le comprenne vraiment, l'aide vraiment, travaille avec lui, lui apporte paix et équilibre. Depuis presque vingt ans il a tout fait pour moi, il m'a aidée à vivre, à me trouver moi-même, il a sacrifié dans mon intérêt des tas de choses. A présent, depuis quatre, cinq ans, est venu le moment où je suis en mesure de lui rendre la réciproque de ce qu'il a fait pour moi, où à mon tour je peux l'aider, lui qui m'a tellement aidée. Jamais je ne pourrais l'abandonner. Le quitter pendant des périodes plus ou moins longues, oui, mais pas engager ma vie entière avec quelqu'un d'autre. Je déteste reparler de ça. Je sais que je suis en danger - en danger de vous perdre - et je sais ce que vous perdre représenterait pour moi.

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Vous devez comprendre, Nelson, je dois être sûre que vous comprenez bien la vérité : je serais heureuse de passer jours et nuits avec vous jusqu'à ma mort, à Chicago, à Paris ou à Chichicastenango, il est impossible de ressentir plus d'amour que je n'en ressens pour vous, amour du corps, du cœur et de l'âme. Mais je préférerais mourir plutôt que de causer un mal profond, un tort irréparable à quelqu'un qui a tout fait pour mon bonheur. Croyez-moi, mourir me révolterait, or vous perdre, l'idée de vous perdre, me paraît aussi intolérable que celle de mourir. Peut-être pensez-vous que voilà bien des histoires, mais pour moi ma vie est essentielle, notre amour est essentiel, ça vaut la peine d'en faire une histoire. Et puisque vous me demandez ce que je pense, et que je me sens en grande confiance avec vous, je vous dis tout ce dont mon cœur est plein. Maintenant, au lit, non sans vous embrasser - un amoureux, amoureux baiser.

S. De Beauvoir

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