5 janv. 2016

Léthé-moi tranquille !

Le Léthé



Viens sur mon cœur, âme cruelle et sourde,
Tigre adoré, monstre aux airs indolents; 
Je veux longtemps plonger mes doigts tremblants 
Dans l'épaisseur de ta crinière lourde;

Dans tes jupons remplis de ton parfum 
Ensevelir ma tête endolorie, 
Et respirer, comme une fleur flétrie, 
Le doux relent de mon amour défunt.


Je veux dormir ! dormir plutôt que vivre! 
Dans un sommeil aussi doux que la mort, 
J'étalerai mes baisers sans remords 
Sur ton beau corps poli comme le cuivre.


Pour engloutir mes sanglots apaisés 
Rien ne me vaut l'abîme de ta couche; 
L'oubli puissant habite sur ta bouche, 
Et le Léthé coule dans tes baisers.

À mon destin, désormais mon délice, 
J'obéirai comme un prédestiné; 
Martyr docile, innocent condamné, 
Dont la ferveur attise le supplice,

Je sucerai, pour noyer ma rancœur, 
Le népenthès et la bonne ciguë 
Aux bouts charmants de cette gorge aiguë 
Qui n'a jamais emprisonné de cœur.


— Charles Baudelaire




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