6 janv. 2016

Lettre d’Aimé Césaire à Léopold Sédar Senghor

Césaire (26 juin 19131 – 17 avril 2008) et Senghor ( 9 octobre 1906 – 20 décembre 2001) ont écrit une page capitale de l’histoire. Tous deux poètes, auteurs et hommes politiques, ils furent à l’origine de la négritude, un courant littéraire qui défendait des valeurs anticolonialistes et la fierté de la culture de l’Afrique noire. Cette lettre de Césaire témoigne de leur combat et de leurs idéaux, et reflète la profonde amitié qui unissait ces deux grands intellectuels.

Cesaire senghor

"Tu restes pour moi le frère fondamental"



1997

Léopold,

En ces heures de célébration que te dédie la communauté des hommes et des nations, je ne souhaite que te dire une fois encore l’immense fraternité de l’âme qui nous unit depuis bien plus d’un demi-siècle.

T’en souvient-il, Léopold, de ces fiévreuses années où dans le monde de l’avant-guerre, à l’âge où l’on se forme et l’on peut rêver sa vie, nos cœurs et nos esprits cherchaient à démêler les fils d’une histoire universelle où la page africaine restait vide, et où l’on déniait à l’homme noir le droit à l’humanisation ?

Nous avons alors vécu près de dix ans sans jamais nous quitter, échangeant nos réflexions, échangeant nos livres, nous disputant, concevant ensemble l’avenir que notre jeunesse nous promettait d’embraser par notre feu commun : la parole poétique. Avec toute sa valeur opératoire, avec son double visage de nostalgie et de prophétie, salvatrice, récupératrice de l’être, intensificatrice de vie. Plus de six décennies nous séparent aujourd’hui de ces moments d’enthousiasme fondateur de nos œuvres respectives et de nos destins croisés. Mais tu le sais autant que moi : notre foi en l’homme, d’où qu’il vienne, reste intacte, même s’il est douloureux de devoir avec les maux de l’âge mûr accepter l’autre visage de la nostalgie, celui que nous imposent les pesanteurs et les déconvenues à l’aune desquelles il nous faut mesurer la folie de notre utopie nécessaire.

Intacte, aussi, notre amitié. Indélébile, têtue, malgré l’éloignement et l’absence, arrachant à la vie le mystère de notre don réciproque.

Léopold, tu restes pour moi le frère fondamental, celui qui a apporté au jeune déraciné que j’étais quand tu m’as ouvert les bras au lycée Louis-le-Grand, en ce jour de septembre 1931, la clé de moi-même : l’Afrique, les Afriques, Notre Afrique avec sa philosophie et son humanisme profond. Cette fin du siècle que nous avons cheminé ensemble y est grave, lourde et parfois triste. Mais ce n’est pas l’Afrique perdue. Refusons de le croire.

Plus qu’hier encore, il est place pour tous au rendez-vous de la conquête, car l’universel à refondre questionne l’urgent dépassement des identités particulières. Que resterait-il à l’histoire si l’homme abdiquait à l’impasse et au renoncement ?

Contre la désespérance perdure notre foi d’antan et continuent les combats d’aujourd’hui ancrés dans l’éternité de la Terre-Nourricière.

Alors la solitude aura beau se lever

d’entre les vieilles malédictions

et prendre pied aux plages de la mémoire

parmi les bancs de sable qui surnagent

et la divagation déchiquetée des îles

je n’aurai garde d’oublier la parole

du dyali

dyali

par la dune et l’élime

convoyeur de la sève

et de la tendresse verte

inventeur du peuple et de son bourgeon

son guetteur d’alizés

maître de sa parole

tu dis Dyali

Et Dyali je redis

Le diseur d’essentiel

le toujours à redire

et voilà comme aux jours de jadis

l’honneur infatigable

Voilà la face au temps

un nouveau passage à découvrir

une nouvelle brèche à ouvrir

dans l’opaque dans le noir dans le dur.

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