23 janv. 2016

Lettre de Claude Debussy à Igor Stravinsky

Claude Debussy découvre Igor Stravinsky en 1910 lors de la première de l’Oiseau de feu.
Ils ont 20 ans de différence et vont très vite être unis par une belle amitié et par un sentiment d’admiration réciproque, au point de travailler ensemble.
La Grande Guerre transforme Debussy qui devient un grand dépressif un peu suicidaire, et par ailleurs très anti allemand. Le compositeur n’hésite pas à transposer la lutte armée sur le front des arts et de la musique.

debussy
"Soyez de toutes vos forces, un grand artiste russe!"




24 octobre 1915

D’abord ma joie d’avoir, enfin, de vos nouvelles, très cher ami… J’en eu par vos amis qui, je ne sais pourquoi, faisaient mystère de votre santé et de l’endroit ou vous habitiez ?

Nous allons tous a peu près bien, ou, pour mieux dire : nous allons comme la majorité des français. Nous avons eu notre part de chagrin, de difficultés morales et domestiques, comme il est naturel, maintenant que l’Europe et le restant du monde s’est pris du besoin de participer à ce tragique « concert », on ne voit pas pourquoi les habitants de la planète Mars ne se mettraient pas de la partie ? Ainsi que vous l’écrivez « ils ne nous rendront pas fous ! » Il-y-a tout de même quelque chose au dessus de la force brutale, et que, « fermer les fenêtres » sur la beauté est un lourd contre-sens, qui détruit en même temps le vrai sens de la vie. Mais il faudra ouvrir les yeux et les oreilles lorsque le bruit nécessaire du canon laissera la place à un d’autres sons… ! Il faudra nettoyer le monde de cette mauvaise semence. Il faudra tuer ce microbe de la fausse grandeur, de la laideur organisée, dont nous ne nous sommes pas toujours aperçus qu’elle était simplement de la faiblesse.

Vous êtes assurément un de ceux qui pourront combattre victorieusement ces autres « gazs », aussi mortels que les autres, contre lesquels nous n’avions pas de « masques ».

Cher Strawinsky, vous êtes un grand artiste ! Soyez de toutes vos forces, un grand artiste russe ! C’est si beau, d’être de son pays, d’être attaché à sa terre comme le plus humble des paysans ! Et quand l’étranger met ses pieds sur elle, comme les blagues internationalistes sont amères !

Dans ces dernières années, quand j’ai senti les miasmes autro-boches s’étendrent [sic] sur l’art, j’aurais voulu avoir plus d’autorité pour crier mon inquiétude pour avertir du danger vers lequel nous courrions, sans méfiance. Comment n’avons nous pas deviné que ces gens tentaient la destruction de notre art, comme ils avaient préparé la destruction de nos pays ? Et surtout, cette vieille haine de race qui ne finira qu’avec le dernier des Allemands ! Y-aura t’il jamais un dernier allemand ? Car je reste persuadé que les soldats allemands reproduisent entre eux !

[…]

A propos de musique, il faut avouer qu’elle est dans une triste situation… Elle ne sert qu’à des buts charitables, ce dont il ne faut pas la plaindre certainement. Personnellement je suis resté pendant plus d’un an à ne pouvoir rien écrire, il n’y a guère que pendant ces trois derniers mois passés au bord de la mer chez des amis, ou j’ai retrouvé la faculté de penser musicalement. L’état de guerre, à moins que l’on en fasse directement partie, est un état contradictoire à la pensée. Il n’y a que cet égoïste olympien de Goethe qui pouvait travailler, – paraît-il, le jour ou les français entrèrent à Weimar… Nous avons aussi Pithagore qui fut tué par un soldat au moment ou il allait résoudre on ne sait quel problème ? Je n’ai d’ailleurs écrit que de la musique pure : Douze Etudes pour le piano ; deux Sonates pour divers instruments, dans notre vieille ferme, qui gracieusement n’imposait pas aux facultés auditives des efforts tétralogiques…

Et vous, cher ami, qu’avez-vous fait ?

Croyez-bien que vous pouvez m’envoyer promener sur cette question, ou il n’entre aucune basse curiosité, mais simplement un prolongement de mon affection pour vous.

[…]

Un dur problème est de ne savoir quand on se reverra et de n’avoir que la faible ressource des « mots »… ! Enfin croyez moi toujours votre vieux dévoué

Claude Debussy

Toutes nos affectueuses pensées aux chers vôtres.

P.S. J’ai revu un ami de la Société des Auteurs m’avertissant que vous m’aviez choisi comme parrain pour votre entrée dans la dite Société je vous en remercie.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire