23 juin 2016

Lettre de Milan Kundera à Philippe Sollers

Milan Kundera fait partie de ces écrivains dont la plume est un coupe souffle dès la première lecture pour l’oeil novice ou aguerri. Pour cause, l’écrivain tchèque, naturalisé français suite à la soviétisation de son pays natal, a vu son nom être acclamé plus d’une fois par l’ensemble de scène littéraire, apparaissant ainsi sur plusieurs des listes des auteurs susceptibles de remporter le Prix Nobel de la littérature. Pourtant l’homme qui se cache derrière l’écrivain n’a pas toujours été en phase avec ceux qui gouvernent la gloire et dictent les normes à suivre. Dans cette lettre qu’il adresse à son ami et confrère Philippe Sollers, dont l’amitié fut scellée entre autre par leur travail commun dans la revue L’infini, l’auteur de L’Insoutenable Légèreté de l’être relève l’ironie de faire la part belle à la démagogie dans la vie comme dans l’Art.

kundera
Le monde technocratisé dissimule sa froideur sous 
la démagogie du cœur.


[Sans date]


Cher Philippe,

quand tu m’as dit que tu voulais consacrer un numéro de L’Infini à Voltaire, je n’ai pas hésité à te promettre d’y participer. Promesse irréfléchie et imprudente parce que je n’avais rien d’original à dire sur Voltaire. La faute en est à ton texte sur Fragonard. Je l’avais lu, quelque temps auparavant, avec une telle adhésion qu’en t’écoutant parler de Voltaire, j’ai pensé en fait à Fragonard, de même qu’ayant lu ton Fragonard j’avais pensé à Crébillon et à Duclos et à Sterne, et en pensant à Sterne, j’avais pensé à son grand maître Rabelais, et en pensant à Rabelais, j’avais pensé à son admirable contemporain, à Janequin et, avec lui, enfin, à l’idée qui, de plus en plus, me hante, à savoir : à mes yeux, l’histoire de la musique européenne s’est déroulée en deux mi-temps ; au milieu de son évolution millénaire, entre l’Art de la fugue de Bach et les premières symphonies de Haydn, il y a une césure : un changement d’esthétique d’autant plus traumatisant qu’il a été suivi d’un oubli, ou plutôt d’un refoulement de toute la première mi-temps. Je n’aime pas faire des parallèles faciles entre les différents arts, pourtant l’histoire du roman me semble connaître une pareille évolution en deux mi-temps, même si la césure est située dans un autre moment historique, quelque part  entre Sterne et Laclos d’un côté, Scott et Balzac de l’autre. Ce changement a été suivi du même oubli, du même refoulement de l’esthétique précédente.

Dans les années cinquante, on demande à Stravinski ce qui l’occupe le plus à l’heure actuelle. Et lui de répondre : « Guillaume de Machaut, Heinrich Isaac, Dufay, Pérotin et Webern. » Réponse étrange, remarquablement révélatrice et qui vise le problème dont je parle : les principes oubliés de la musique de la première mi-temps. La phrase de Stravinski n’annonce aucun retour, aucune nouvelle mode « rétro », aucun néo-gothique, aucune néo-Renaissance ! Il s’agit de quelque chose de plus profond et de plus constant : de la volonté de guérir la musique de son traumatisme qu’était l’oubli de la première mi-temps et de penser autrement la notion même de musique européenne (notion basée alors presque exclusivement sur les principes classiques et romantiques). Si, à côté de compositeurs du XVe, du XIVe, du XIIe siècles, Stravinski mentionne le nom de Webern c’est que l’oeuvre de celui-ci est une réponse à la trahison de la première mi-temps, une sorte de «transvaluation» des valeurs de toute l’histoire de la musique, une réhabilitation de ses possibilités oubliées.

Pendant toute sa vie, Stravinski a refusé de voir dans la faculté expressive, émotive, le sens et la valeur de la musique. Puisque nous sommes toujours trop déterminés par nos atavismes romantiques, cette attitude nous paraît absurde, voire incompréhensible : qu’est-ce que la musique, après tout, sinon une machine à émouvoir ? Même parmi les admirateurs de Stravinski, il y en a qui trouvent bon de protéger son art contre sa position esthétique. Prisonniers de la deuxième mi-temps, ils ne voient la profondeur que dans le sérieux du sentiment et ne peuvent aimer Stravinski, Bach, Janequin sauf en les interprétant de cette sorte. Ils veulent ignorer que le principe structurel de l’Art de la fugue (comme d’ailleurs celui de Tristram Shandy) est le jeu. « Il est temps de faire de Fragonard un peintre profond. » Ajoutons : il est temps de comprendre la profondeur du jeu.

Tu vois, ce n’est pas seulement à Fragonard que j’ai pensé quand tu m’as parlé de Voltaire, mais aussi à Stravinski. Et à l’Amérique de Kafka. Et à Perdydurke de Gombrowicz. J’accorderais à ces romans à peu près la même place que Stravinski a prêtée à l’oeuvre de Webern. La notion même de roman (communément et spontanément fondée sur les principes de la deuxième mi-temps) s’y trouve transformée et le principe ludique, depuis longtemps trahi, ressuscité. Rien n’est sérieux dans ces romans, lesquels nous ont fait voir la profondeur insondable du non-sérieux. Mais assez. Ce sont là des affirmations trop fragmentaires, trop schématiques, qui ne doivent qu’expliquer l’imprudence que j’ai eue de t’avoir promis d’écrire sur un auteur dont je n’ai rien à dire. Sauf ceci, peut-être : le discours prédominant de nos jours n’a rien de voltairien ; le monde technocratisé dissimule sa froideur sous la démagogie du coeur. Nous sommes loin de Fragonard, loin de Sterne, loin de Stravinski et nous n’y changerons pas grand-chose. Il ne nous reste, de temps en temps, qu’à leur faire signe.

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