23 sept. 2016

Lettre de Fiodor Dostoïevski à Alexandre Romanov

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski (1821-1881) est un romancier russe, auteur de Crime et Châtiment, L’Idiot ou encore Les Frères Karamazov. À la fin de sa vie, alors qu’il a été un fervent occidentaliste dans sa jeunesse, Dostoïevski discourt volontiers sur l’ « âme russe » et sur la supériorité du « génie russe » sur les autres nations, en prêtant à son peuple un rôle messianique pour apporter le bonheur à l’humanité.

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"En nous qualifiant fièrement d'Européens, 
nous avons par là même renié notre essence russe"


10 février 1873

Votre Altesse impériale,

Souverain très gracieux,

Accordez-moi l’honneur et la joie de présenter mon ouvrage à Votre attention. Il s’agit en quelque sorte d’une étude historique par laquelle j’ai voulu expliquer la possibilité, dans notre étonnante société, de phénomènes aussi monstrueux que le crime de Netchaïev. Mon point de vue est que pareils phénomènes ne sont pas un hasard, qu’ils ne sont pas uniques et c’est pourquoi il n’y a, dans mon roman, ni événements ni personnages peints d’après la réalité.
Ces phénomènes sont la conséquence directe de la rupture séculaire de toute la société russe éclairée avec les principes naturels et originaux de la vie russe. Même les tenants les plus talentueux de notre développement pseudo-européen en sont venus, depuis bien longtemps, à se persuader du crime qu’avait été, pour nous autres Russes, le fait de rêver d’avoir notre existence à part. le plus effroyable de tout est qu’ils ont absolument raison ; car, en nous qualifiant fièrement d’Européens, nous avons par là même renié notre essence russe.
Honteux et effrayés d’avoir autant de retard sur l’Europe dans notre développement intellectuel et scientifique, nous avons oublié que dans les profondeurs et les tâches de l’esprit russe, nous recelions nous-mêmes, en tant que Russes, la faculté, peut-être, d’apporter au monde une lumière nouvelle, à la condition de préserver l’originalité de notre développement. Dans l’enthousiasme que nous mettions à notre propre humiliation, nous avons oublié la plus intangible des lois historiques, à savoir que sans un pareil orgueil de notre propre valeur mondiale en tant que nation, jamais nous ne pourrions être une grande nation et laisser après nous un petit quelque chose d’original pour le bien de l’humanité tout entière.

Nous avons oublié que toutes les grandes nations ont précisément révélé la grandeur de leurs forces en se montrant pareillement « orgueilleuses » dans leur opinion d’elles-mêmes, qu’elles ont servi le monde et lui ont chacune apporté ne fût-ce qu’un rayon de la lumière, précisément parce qu’elles demeuraient elles-mêmes, fièrement, inébranlablement, et toujours orgueilleusement indépendantes.

Penser de la sorte chez nous et formuler de telles pensées revient aujourd’hui à se vouer au rôle de paria. Cependant, les plus grands zélateurs du rejet de notre indépendance nationale eussent été les premiers à se détourner avec horreur de l’affaire Netchaïev. Nos Belinski et Granovski eussent refusé de croire, si on le leur avait dit, qu’ils étaient les pères directs de Netchaïev. C’est cette parenté, cette filiation de la pensée, passée des pères aux enfants, que j’ai voulu exprimer dans mon œuvre. Je suis loin d’y être parvenu, mais j’ai travaillé en conscience.

Je me flatte et me targue de l’espoir que Vous voudrez peut-être, Majesté, Vous l’héritier de l’un des destins les plus élevés et les plus lourds du monde, Vous le futur guide et maître de la Terre russe, accorder un peu de Votre attention à ma tentative, faible, je le sais, mais consciencieuse, de représenter sous une forme artistique l’une des plaies les plus dangereuses de notre civilisation présente, civilisation étrange, sans rien de naturel ni d’original et qui, pourtant, mène jusqu’à ce jour la vie russe.

Permettez, Souverain très gracieux, qu’avec des sentiments d’infini respect et gratitude, je demeure Votre plus fidèle et dévoué serviteur.

Fiodor Dostoïevski.

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