11 oct. 2016

L’artiste russe qui « désarme » les policiers de Poutine

Bouche cousue, le corps nu enroulé dans du fil barbelé, l’oreille coupée comme Van Gogh… Piotr Pavlenski ne recule devant rien pour éveiller les esprits dans la Russie d’aujourd’hui. Il est venu présenter un livre d’entretiens à l’École des beaux-arts de Paris dans lequel il dévoile son « art politique » et son envie de libérer les habitants de son pays. 

Il a la gueule d’un bagnard : le crâne rasé, la peau sur les os, la face rigide. Il y a quelque chose de profondément émouvant à voir sa silhouette longiligne et fragile se frayer un chemin dans un amphithéâtre bondés d’étudiants parisiens, puis parler, en homme libre, et ce, malgré toutes les intimidations, menaces et procès intentés à son encontre par le pouvoir russe.

Alors qu’il s’installe, impossible de ne pas mettre son visage à l’épreuve de la photographie qui trône derrière lui sur un écran géant : un portrait où l’on voit ses deux lèvres cousues par du fil rouge. Image de la première « action » qu’il a réalisée en juillet 2012 – Suture – en signe de protestation à l’arrestation du groupe punk Pussy Riot par les autorités russes. L’artiste-activiste décide alors de se souder la bouche et de se placer, une pancarte à la main, devant la cathédrale de Kazan à Saint-Pétersbourg. Il sera délogé par les policiers, non sans avoir d’abord semé l’effroi et la sidération.

Piotr Pavlenski, Suture, 2012
Piotr Pavlenski, Suture, 2012


















C’est l’objectif de ces « actions » qu’il a enchaînées jusqu’à l’an dernier. L’artiste met rudement son corps à l’épreuve pour interpeller tout un chacun et gêner les autorités. Ainsi de Carcasse où, complètement nu, Pavlenski s’est enroulé dans du fil barbelé devant le parlement de Saint-Pétersbourg. Les policiers arrivent pour le déloger. Mais ils sont complètement déconcertés, « désarmés ». Comment faire ? D’abord, il faut cacher sa nudité. Alors, on lui jette une couverture dessus. Puis, il faut le sortir de là. Alors, on cisaille méthodiquement le rouleau de barbelé. Et on essaye d’expliquer tout cela en disant que c’est l’œuvre d’un fou, notamment via le canal des médias.

Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013.

Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013

Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013. Piotr Pavlenski, Carcasse, 2013.


Mais là est la ruse de Pavlenski. L’œuvre n’existerait pas sans les autorités. Ce sont elles qui sont soudains contraintes de le libérer. Physiquement du moins. Les policiers sont obligés de couper le fil de fer barbelé pour le sortir de là. Ironie de l’histoire. Ainsi explique l’artiste : « Les représentants du pouvoir deviennent eux-mêmes soumis à la situation. » C’est-à-dire que l’artiste parvient à soumettre les autorités à la situation qu’il a inventée. L’art devient un moyen de « désarmer » ceux qui ont les armes, le pouvoir.


Corps social, corps blessé


Si Piotr Pavlenski met ainsi son corps à l’épreuve, c’est parce qu’il décide de le rendre acteur d’une situation qu’il invente, comme un acteur de théâtre sert la situation d’un dramaturge. « Dans l’action que je réalise, ce n’est pas mon corps personnel, c’est le « corps social » que j’incarne » dit-il et d’expliquer qu’il se met souvent nu, parce que la nudité, au contraire des vêtements, permet de rendre un corps plus universel encore.


 Piotr Pavlenski, Séparation, 2014  Piotr Pavlenski, Séparation, 2014 Piotr Pavlenski, Séparation, 2014  Piotr Pavlenski, Séparation, 2014


En octobre 2014, l’artiste se juche sur le mur d’un hôpital psychiatrique de Moscou. Assis sur le rebord, complètement nu, il se coupe un lobe d’oreille – à l’instar de Vincent Van Gogh en son temps – un gros couteau à la main. On plisse les yeux. La vidéo réalisée par l’entourage de l’artiste montre à quel point les pompiers et policiers sont déconcertés. Ils restent de longues minutes à le regarder, puis installent quelques matelas de fortune au pied du mur au cas où il se mettrait à sauter. Finalement, une horde de policiers vient le tirer par derrière. C’est alors que son corps blessé et sa nudité prennent encore plus de sens. Pour les représentants de l’autorité, c’est une tâche pénible et rendue encore plus pénible par sa blessure – le sang qui coule de son oreille – et sa nudité – qui le rend fragile et humain. Cette action des représentants du pouvoir les contraints à se représenter dans une scène barbare : traîner par la force sur le sol un homme nu et blessé. Ils deviennent les acteurs d’un mauvais rôle. Le mauvais rôle qu’ils jouent tous les jours, mais que personne ne voit. Ainsi, Piotr Pavlenski révèle, met de la lumière sur les zones d’ombre, oblige à un spectacle de vérité.


Piotr Pavlenski, Liberté, 2014 Piotr Pavlenski, Menace, 2015


C'est aussi le sens de ses deux « actions » où il a utilisé du feu. Le 23 février 2014, avec ses amis, à l’aube, il brûle des dizaines de pneus sur un pont de Saint-Pétersbourg en soutien à la révolution ukrainienne et à l’occupation de la place Maïdan. Le 9 novembre 2015, il met le feu à la porte du siège historique du FSB – successeur du KGB, l’organe de la police secrète russe. « Le feu », dit-il, « je le vois au sens littéral : c’est ce qui donne de la lumière et de la chaleur ». De la lumière : en montrant le vrai visage des autorités russes. De la chaleur : Piotr Pavlenski raconte qu’en voyant le feu créé par son action sur le pont de Saint-Pétersbourg un gardien d’immeuble a pensé qu’il s’agissait non pas d’une émeute, mais d’une « fête ».


Jean-Baptiste Gauvin




A lire : Piotr Pavlenski, Le cas Pavlenski, La politique comme art, Louison éditions, septembre 2016, trad. Galia Ackerman.

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