10 juin 2015

L'Art d'avoir toujours raison, Schopenhauer

STRATAGÈME 30 

L’argumentum ad verecundiam (argument portant sur l’honneur). Au lieu de faire appel à des raisons, il faut se servir d’autorités reconnues en la matière selon le degré des connaissances de l’adversaire. Unusquisque mavult credere quam judicare (chacun préfère croire plutôt que juger), a dit Sénèque : on a donc beau jeu si l’on a de son côté une autorité respectée par l’adversaire. Cependant, il y aura pour lui d’autant plus d’autorités valables que ses connaissances et ses aptitudes sont limitées. Si celles-ci sont de tout premier ordre, il ne reconnaîtra que peu d’autorités ou même aucune. À la rigueur il fera confiance aux gens spécialisés dans une science, un art ou un métier qu’il connaît peu ou pas du tout, et encore ne le fera-t-il qu’avec méfiance. En revanche, les gens du commun ont un profond respect pour les spécialistes en tout genre. Ils ignorent que la raison pour laquelle on fait profession d’une chose n’est pas l’amour de cette chose mais de ce qu’elle rapporte. Et que celui qui enseigne une chose la connaît rarement à fond car s’il l’étudiait à fond il ne lui restera généralement pas de temps pour l’enseigner. Mais pour le vulgus il y a beaucoup d’autorités dignes de respect. Donc si on n’en trouve pas d’adéquate, il faut en prendre une qui le soit en apparence et citer ce que quelqu’un a dit dans un autre sens ou dans des circonstances différentes. Ce sont les autorités auxquelles l’adversaire ne comprend pas un traître mot qui font généralement le plus d’effet. Les ignorants ont un respect particulier pour les figures de rhétorique grecques et latines. On peut aussi, en cas de nécessité, non seulement déformer mais carrément falsifier ce que disent les autorités, ou même inventer purement et simplement ; en général, l’adversaire n’a pas le livre sous la main et ne sait pas non plus s’en servir. Le plus bel exemple en est ce curé français qui, pour n’être pas obligé de paver la rue devant sa maison, comme les autres citoyens, citait une formule biblique : paveant illi, ego non pavebo (Qu’ils tremblent, moi, je ne tremblerai pas). Ce qui convainquit le conseil municipal. Il faut aussi utiliser en matière d’autorités les préjugés les plus répandus. Car la plupart des gens pensent avec Aristote ‘ά μευ πολλοις δοκει ταυτα γε ειυαι φάμευ 1 (Éthique à Nicomaque) : il n’y a en effet aucune opinion, aussi absurde soit-elle, que les hommes n’aient pas rapidement adoptée dès qu’on a réussi à les persuader qu’elle était généralement acceptée. L’exemple agit sur leur pensée comme sur leurs actes. Ce sont des moutons qui suivent le bélier de tête, où qu’il les conduise : il leur est plus facile de mourir que de penser. Il est très étrange que l’universalité d’une opinion ait autant de poids pour eux puisqu’ils peuvent voir sur eux-mêmes qu’on adopte des opinions sans jugement et seulement en vertu de l’exemple. Mais ils ne le voient pas parce qu’ils sont dépourvus de toute connaissance d’eux-mêmes. Seule l’élite dit avec Platon τοϊς πολλοις πολλά δοκεϊ (à une multitude de gens, une multitude d’idées paraissent justes), c’est-à-dire le vulgus n’a que bêtises en tête, et si on voulait s’y arrêter, on aurait beaucoup à faire. 

Si on parle sérieusement, le caractère universel d’une opinion n’est ni une preuve ni même un critère de probabilité de son exactitude. Ceux qui le prétendent doivent admettre : 1) que l’éloignement dans le temps prive ce caractère universel de sa puissance démonstrative, sinon il faudrait qu’ils ressuscitent toutes les anciennes erreurs ayant fait autrefois communément figure de vérités, par exemple le système de Ptolémée, ou qu’ils rétablissent le catholicisme dans tous les pays protestants ; 2) que l’éloignement dans l’espace agit de même, sinon on met dans l’embarras l’universalité de l’opinion chez les adeptes du bouddhisme, du christianisme et de l’islam (d’après Bentham, Tactique des assemblées législatives, vol. 2, p. 76).

Ce que l’on appelle l’opinion commune est, à y bien regarder, l’opinion de deux ou trois personnes ; et nous pourrions nous en convaincre si seulement nous observions comment naît une telle opinion. Nous verrions alors que ce sont d’abord deux ou trois personnes qui l’ont admise ou avancée et affirmée, et qu’on a eu la bienveillance de croire qu’elles l’avaient examinée à fond ; préjugeant de la compétence suffisante de celles-ci, quelques autres se sont mises également à adopter cette opinion ; à leur tour, un grand nombre de personnes se sont fiées à ces dernières, leur paresse les incitant à croire d’emblée les choses plutôt que de se donner le mal de les examiner. Ainsi s’est accru de jour en jour le nombre de ces adeptes paresseux et crédules ; car une fois que l’opinion eut pour elle un bon nombre de voix, les suivants ont pensé qu’elle n’avait pu les obtenir que grâce à la justesse de ses fondements. Les autres furent alors contraints de reconnaître ce qui était communément admis pour ne pas être  considérés comme des esprits inquiets s’insurgeant contre des opinions universellement admises, et comme des impertinents se croyant plus malins que tout le monde. Adhérer devint alors un devoir. Désormais, le petit nombre de ceux qui sont capables de juger est obligé de se taire ; et ceux qui ont le droit de parler sont ceux qui sont absolument incapables de se forger une opinion et un jugement à eux, et qui ne sont donc que l’écho des opinions d’autrui. Ils en sont cependant des défenseurs d’autant plus ardents et plus intolérants. Car ce qu’ils détestent chez celui qui pense autrement, ce n’est pas tant l’opinion différente qu’il prône que l’outrecuidance qu’il y a à vouloir juger par soi-même - ce qu’ils ne font bien sûr jamais eux-mêmes, et dont ils ont conscience dans leur for intérieur. Bref, très peu de gens savent réfléchir, mais tous veulent avoir des opinions ; que leur reste-t-il d’autre que de les adopter telles que les autres les leur proposent au lieu de se les forger eux-mêmes ? Puisqu’il en est ainsi, que vaut l’opinion de cent millions d’hommes ? Autant que, par exemple, un fait historique attesté par cent historiens quand on prouve ensuite qu’ils ont tous copié les uns sur les autres et qu’il apparaît ainsi que tout repose sur les dires d’une seule personne (D’après Bayle, Pensées sur la comète, vol. 1, p. 10) : « Dico ego, tu dicis, sed denique dixit et ille : Dictaque post toties, nil nisi dicta vides. » (Je le dis, tu le dis, mais lui aussi l’a dit : après que cela a été dit tant de fois, on ne voit rien que des dires.) Néanmoins, on peut, quand on se querelle avec des gens du commun, utiliser l’opinion universelle comme autorité.

D’une manière générale, on constatera que quand deux esprits ordinaires se querellent, ce sont des personnalités faisant autorité qu’ils choisissent l’un et l’autre comme armes, et dont ils se servent pour se taper dessus. Si une tête mieux faite a affaire à quelqu’un de ce genre, le mieux est qu’il accepte de recourir lui aussi à cette arme, en la choisissant en fonction des faiblesses de son adversaire. Car, comparée à l’arme des raisons, celle-ci est, ex hypothesi (par hypothèse), un Siegfried blindé, plongé dans les flots de l’incapacité à penser et à juger. 

Au tribunal, on ne se bat en fait que par autorités interposées, à savoir l’autorité bien établie des lois : la tâche du pouvoir judiciaire est de découvrir la loi, c’est-à-dire l’autorité applicable dans le cas en question. Mais la dialectique a suffisamment de champ d’action car, si c’est nécessaire, le cas traité et une loi, qui ne vont en réalité pas ensemble, peuvent être déformés jusqu’à ce qu’on les juge concordants ; ou l’inverse.

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