La Musique d'Erich Zann, extrait du recueil de nouvelles Je suis d'ailleurs, rédigé en 1928 par H. P Lovecraft.
Résumé :
Rencontrant des difficultés financières, un jeune étudiant d'université se voit contraint de se loger au seul endroit où ses maigres moyens le lui permettent. Dans une partie étrange de la ville où il n'avait encore jamais été auparavant, « la rue d'Auseil », il trouve un appartement dans un immeuble presque vide. L'un des rares locataires du lieu est Erich Zann, un vieil homme d'origine allemande, qui est muet et joue de la viole dans un orchestre local. Il vit à l'étage supérieur, et lorsqu'il est seul, la nuit, il joue d'étranges mélodies jamais entendues auparavant. Au fil du temps, le jeune homme gagne la confiance de Zann et apprend ses secrets: le vieil homme a découvert des mélodies et des rythmes d'une nature plus qu'étrangère à notre monde. Zann joue sa musique pour garder d'étranges créatures invisibles éloignées de sa fenêtre qui semble s'ouvrir sur un sombre abîme, probablement une autre dimension.
Éternelles clés du fantastique : cette maison dont un soir on s'est enfui, où pourtant on a habité, et qu'on ne sait retrouver dans la ville... Et comment une musique peut vous dévorer l'âme, dévorer réellement l'âme de celui qui la joue. Sur un thème directement venu de Hoffmann, la force de Lovecraft est de nous faire partager son imaginaire de la ville (Providence), sa hantise de la nuit. Mais ne jamais oublier que lui-même enfant étudia la violon, et que lorsqu'il veut parler construction de récit, fascination d'une histoire, construction technique d'un récit, c'est toujours à l'art du violon qu'il emprunte ses images.
Extrait :
J’ai examiné des plans de la ville avec le plus grand soin, et pourtant, je n’ai jamais pu retrouver la rue d’Auseil. Je n’ai pas seulement parcouru des cartes récentes, car je sais que les noms de rues changent avec le temps. Je me suis au contraire plongé dans l’histoire de ces lieux, et j’ai exploré chaque recoin dont le nom aurait pu rappeler celui de la rue d’Auseil. Malgré tous mes efforts, je garde un souvenir amer de n’avoir pas su retrouver la maison, la rue, ni même le quartier où, sans le sou, j’ai habité pendant mes derniers derniers mois d’études de métaphysique à l’université. C’est dans la rue d’Auseil que j’ai entendu la musique d’Erich Zann.
Je me doute bien que ma mémoire est défaillante ; car dans cette période, ma santé physique et mentale a été gravement perturbée, et parmi les quelques connaissances que je me suis faites, aucune n’habitait la rue d’Auseil. Cette rue était à une demi-heure à pied de l’université, et toute personne y étant passée pourrait la reconnaître entre toutes par ses particularités. Il est d’autant plus déconcertant et singulier ne pas pouvoir retrouver ce lieu. D’ailleurs, aucune des personnes que j’ai rencontrées ne connaissait la rue d’Auseil.
La rue d’Auseil était traversée par une sombre rivière, encadrée par des entrepôts de brique aux fenêtres ternes, et qu’enjambait un pont de pierre noire. L’atmosphère était toujours sombre autour de cette rivière, comme si la fumée des usines formait un écran pour cacher le soleil. La rivière charriait des relents immondes ; je n’ai jamais senti une telle puanteur. Si je retournais là-bas, je reconnaitrais tout de suite cet endroit à son odeur. De l’autre côté du pont, des rails longeaient les pavés, et puis la rue suivait une pente douce, pour finir dans une montée abrupte.
Je n’ai jamais vu une rue aussi pentue et étroite que celle-ci. C’était presque une falaise, inaccessible à tous les véhicules, qui prenait parfois la forme d’un escalier et finissait par un grand mur couvert de lierre. Son revêtement irrégulier était fait de dalles de pierre et de pavés ; ici et là on trouvait des portions de terre, où vivotait une végétation grisâtre. De grandes et vieilles maisons, aux toits pointus, se tenaient là. Par je ne sais quelle folie, elles étaient penchées en avant, en arrière, ou sur les côtés. Parfois deux maisons en vis-à-vis se penchaient l’une vers l’autre, et formaient presque une arche au-dessus de la rue, qui restait à moitié dans la pénombre. Quelques passerelles passaient même au dessus de la rue d’une maison à l’autre.
Les habitants de cette rue m’impressionnaient particulièrement. Je ne savais pas pourquoi, mais je pensais au départ que c’était à cause de leur silence, de leur timidité. Plus tard, j’expliquai cela par leur grand âge. Je ne sais plus ce qui m’a amené à habiter dans cette rue, en tout cas, je n’étais plus moi-même à ce moment-là. J’avais l’habitude de vivre dans des quartiers pauvres, dont je me faisais expulser par manque d’argent. Mais un jour, je me suis fixé dans cette maison branlante de la rue d’Auseil, tenue par un paralytique nommé Blandot. C’était la troisième maison depuis le haut de la rue, et la plus haute de toutes.
Ma chambre était la seule à être occupée au cinquième étage, d’ailleurs la maison était presque vide. Dès la première nuit, j’entendis une étrange musique dans la mansarde juste au-dessus. J’interrogeai Blandot le lendemain, et il m’indiqua que le musicien était un vieux violoniste allemand, du nom d’Erich Zann. L’homme était sourd et jouait le soir dans un orchestre de théâtre médiocre. Selon Blandot, le vieillard avait choisi cette grande mansarde isolée car il pourrait y jouer de la musique en pleine nuit. De plus, la fenêtre de cette mansarde était la seule où l’on pouvait voir le paysage au delà du mur qui délimitait la rue d’Auseil.
Par la suite, j’entendais la musique d’Erich Zann. J’étais habité par cette musique bizarre qui me tenait éveillé. Je n’étais pourtant pas musicien, mais j’étais sûr que ses harmonies n’avaient aucun rapport avec les mélodies que je connaissais. J’en conclus qu’il composait avec un génie absolument original. Plus j’écoutais, plus j’étais fasciné. Un jour, n’y tenant plus, j’ai décidé de faire la connaissance de ce vieil homme.
Un soir, alors qu’il rentrait, j’apostrophai Zann dans le couloir et lui dis que j’aimerais faire sa connaissance et le voir jouer. C’était un petit homme maigre, voûté et vêtu d’habits usés. Il avait les yeux bleus, un visage de faune grotesque et une calvitie avancée. Je lisais dans ses yeux à la fois la crainte et la colère, mais mon amabilité l’adoucit quelque peu et, à contre-cœur, il me fit signe de le suivre dans l’escalier grinçant, branlant et sombre. Deux chambres avaient été aménagées dans les combles, la sienne donnait vers l’ouest, du côté du grand mur au bout de la rue. Cette chambre paraissait vaste, d’autant plus grande qu’elle était négligée et presque vide. Il n’y avait que quelques meubles : un lit en fer, un lavabo miteux, une petite table, une grande bibliothèque, un pupitre en fer et trois chaises d’un autre temps. Quelques tas de partitions trainaient sur le sol. Les murs de planche n’avaient sans doute jamais été recouvert de plâtres. On aurait cru que cette pièce était abandonnée en voyant la poussière et les toiles d’araignée. Le monde de beauté d’Erich Zann se cachait apparemment dans les lointains cosmos de l’imagination.
L’homme fit signe de m’asseoir, il ferma la porte, tourna la grande serrure en bois et alluma une bougie, en plus de celle qu’il avait apportée avec lui. Il sortit son violon de son étui mité, et il s’assit pour jouer sur la chaise la plus inconfortable des trois. Il n’employait pas son pupitre, mais, sans me laisser le choix et jouant de tête, il m’enchanta pendant plus plus d’une heure avec des morceaux que je n’avais entendus auparavant, et qu’il devait tirer de sa propre invention. À qui n’est pas versé dans la musique, il est impossible de décrire ces mélodies. Elles formaient une sorte de fugue avec des airs récurrents des plus mémorables, mais je notais avant tout l’absence des notes bizarres que j’avais entendues auparavant depuis ma chambre.
J’avais mémorisé ces notes obsédantes, je les sifflotais et les marmonnais souvent à moi-même, sans en être vraiment sûr. Quand le musicien posa finalement son archet, je lui demandai s’il pouvait les jouer devant moi. Dès mes premiers mots, le visage de satyre ridé d’Erich Zann perdit le calme ennuyé qu’il affichait en jouant, et je revis le curieux mélange de crainte et de colère qu’il avait montré quand je l’avais interpelé. Un moment, j’essayai de le persuader, car je prenais à la légère ses caprices de vieillard ; je me risquai même à exciter son tempérament lunatique en sifflant quelques notes que j’avais entendu la nuit dernière. Je ne pus continuer bien longtemps. Dès que le musicien sourd reconnut l’air, son expression changea inexplicablement pour montrer une visage tordu et maussade. Mon imitation maladroite s’arrêta quand il posa sa main longue, froide et osseuse sur ma bouche pour me faire taire. Il fixa ensuite un regard étonné sur la fenêtre solitaire masquée par un rideau, comme s’il redoutait de voir arriver un intrus. Son attitude était doublement absurde, car sa mansarde s’élevait haute et inaccessible au dessus des toits du voisinage. À ce que le concierge m’avait dit, cette fenêtre était la seule de la rue en pente d’où on pouvait voir au delà du mur au sommet de la rue d’Auseil.
La remarque de Blandot me revint à l’esprit en voyant le regard du vieillard, et il me vint le caprice de regarder, à travers cette fenêtre, le large et étourdissant panorama dont seul ce musicien grincheux, parmi tous les habitants de la Rue d’Auseil, pouvait profiter. J’imaginais, au delà de la colline, les lumières de la ville et les maisons au clair de lune. Je m’approchai de la fenêtre dans l’intention d’écarter les rideaux banals qui la couvraient, quand mon voisin sourd me saisit avec une fureur que je n’avais encore pas vue chez lui ; cette fois, il me montrait la porte avec sa tête tout en me trainant en arrière de ses deux mains. Comme l’attitude de mon hôte me choquait clairement, je lui ordonnai de me lâcher, en indiquant que je partais sur le champ. Il desserra son étreinte et, comme il vit que j’étais choqué et courroucé, sa colère sembla s’apaiser. Il m’agrippa de nouveau, mais cette fois d’une manière plus amicale, pour me faire asseoir sur une chaise. Il s’installa lui-même sur la table en désordre, saisit un crayon et mit du temps à écrire un message dans son français laborieux.
Le papier qu’il me tendit m’incitait au pardon et à la tolérance. Zann se présentait comme un vieillard solitaire, souffrant de peurs bizarres et de troubles nerveux, qui étaient liés à sa musique et à d’autres choses encore. Il appréciait que je vienne l’écouter jouer, il souhaitait que je revienne et que je pardonne des excentricités. Cependant, il ne pouvait jouer ses mélodies bizarres devant personne, ni ne supportait que d’autres les reprennent. Il ne tolérait pas non plus qu’on touche aux affaires qu’il avait dans sa chambre. Jusqu’à notre conversation dans le couloir, il n’avait pas réalisé que je pouvais l’écouter jouer depuis ma chambre. Il me priait de m’arranger avec Blandot pour trouver une chambre dans un étage inférieur où je ne l’entendrais plus jouer la nuit. Il était même prêt, écrivait-il, à me rembourser les frais supplémentaires.
En déchiffrant son français exécrable, je me pris de clémence pour le vieil home. Il semblait vraiment souffrir, physiquement et nerveusement, tout comme moi ; mes études de métaphysique m’avaient appris la bonté. Un léger bruit se fit entendre depuis la fenêtre — les volets devaient grincer au vent nocturne, et pourtant je frissonnais d’un coup, tout comme Erich Zann. Ayant fini ma lecture, je serrai la main de mon hôte, et pris congé en ami.
Le lendemain, Blandot m’installa dans une chambre plus chère du troisième étage, entre l’appartement d’un vieil usurier et la chambre d’un respectable tapissier. Le quatrième étage était vide.
Je ne mis pas longtemps à comprendre que Zann ne recherchait pas autant ma compagnie qu’il ne l’avait dit ce soir là, alors qu’il m’invitait quitter le cinquième étage que j’occupais au début. Il ne n’invita pas chez lui, et quand je lui rendis visite, il avait l’air gêné et joua de sa musique distraitement. Je ne l’appréciais pas plus qu’auparavant, mais sa mansarde et son étrange musique continuaient de me fasciner. J’avais le curieux désir de regarder à travers cette fenêtre, pour voir les pentes au delà du mur et les toits brillants qui s’étendaient dans la ville. Une fois je montai à la mansarde alors qu’il travaillait, à l’heure du spectacle, mais la porte était fermée.
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