20 mars 2015

Lettre de la Marquise de Merteuil au Vicomte de Valmont

C’est en 1782 que Pierre Choderlos de Laclos publie l’œuvre qui le rendra scandaleusement célèbre : « Les Liaisons dangereuses ». Roman épistolaire narrant les stratagèmes de deux dangereux libertins, la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont, le titre devient un véritable best-seller de son siècle. Malgré la personnalité sombre de ses personnages, l’auteur est véritablement un féministe avant l’heure, faisant l’éloge de la femme autodidacte. Dans cette lettre écrite au Vicomte de Valmont (lettre LXXXI), la Marquise fait le récit de son éducation en montrant son besoin de s’affranchir de la condition de son sexe imposée par la société et sa volonté de vivre selon son bon vouloir.

valmontmerteuil
"J’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs 
volontaires".

20 septembre 17**

Entrée dans le monde dans le temps où fille encore, j’étais vouée par état au silence et à l’inaction, j’ai su en profiter pour observer et réfléchir. Tandis qu’on me croyait étourdie ou distraite, écoutant peu à la vérité les discours qu’on s’empressait à me tenir, je recueillais avec soin ceux qu’on cherchait à me cacher.

Cette utile curiosité, en servant à m’instruire, m’apprit encore à dissimuler, forcée souvent de cacher les objets de mon attention aux yeux de ceux qui m’entouraient, j’essayai de guider les miens à mon gré ; j’obtins dès lors de prendre à volonté ce regard distrait que vous avez loué si souvent. Encouragée par ce premier succès, je tâchai de régler de même les divers mouvements de ma figure. Ressentais-je quelque chagrin, je m’étudiais à prendre l’air de la sérénité, même celui de la joie ; j’ai porté le zèle jusqu’à me causer des douleurs volontaires, pour chercher pendant ce temps l’expression du plaisir. Je me suis travaillée avec le même soin et plus de peine, pour réprimer les symptômes d’une joie inattendue. C’est ainsi que j’ai su prendre sur ma physionomie, cette puissance dont je vous ai vu quelquefois si étonnée.

J’étais bien jeune encore, et presque sans intérêt : mais je n’avais à moi que ma pensée, et je m’indignais qu’on pût me la ravir ou me la surprendre contre ma volonté. Munie de ces premières armes, j’en essayai l’usage : non contente de ne plus me laisser pénétrer, je m’amusais à me montrer sous des formes différentes ; sûre de mes gestes, j’observais mes discours ; je réglais les uns et les autres, suivant les circonstances, ou même suivant mes fantaisies : dès ce moment, ma façon de penser fut pour moi seule, et je ne montrai plus que celle qu’il m’était utile de laisser voir.

Ce travail sur moi-même avait fixé mon attention sur l’expression des figures et le caractère des physionomies ; et j’y gagnai ce coup d’œil pénétrant, auquel l’expérience m’a pourtant appris à ne pas me fier entièrement ; mais qui, en tout, m’a rarement trompée.

Je n’avais pas quinze ans, je possédais déjà les talents auxquels la plus grande partie de nos Politiques doivent leur réputation, et je ne me trouvais encore qu’aux premiers éléments de la science que je voulais acquérir.

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