22 mai 2016

Boussole, Mathias Enard (2015)

Le prix Goncourt a été attribué à Mathias Enard, pour Boussole (Actes Sud). Étaient également en lice Titus n’aimait pas Bérénice, de Nathalie Azoulai (POL), Les Prépondérants, d’Hédi Kaddour (Gallimard, Grand Prix du roman de l’Académie française) et Ce pays qui te ressemble, de Tobie Nathan (Stock).


Résumé :



Boussole, raconte l'épopée d'un musicologue à la poursuite de l'Orient et de son influence sur la création européenne. De quoi perdre le nord avec délice...

L'aiguille d'une boussole indique en principe le nord, mais celle, facétieuse, de Mathias Enard le dirige vers l'est ou le sud. Partout où l'Orient a pu être désigné comme tel, depuis des siècles, au-delà des frontières que les Etats, les guerres ou les nationalismes ont dessinées. L'Orient. Où commence-t-il ? Qui s'en est inspiré, pour quels motifs et dans quelles proportions ? Pour Franz Ritter, le musicologue viennois qui est le narrateur de ce livre prodigieux, les réponses sont constamment à rechercher. Moins dans les colloques universitaires ou les instituts qui accueillent les « orientalistes » que dans les oeuvres elles-mêmes, qu'il faut savoir déchiffrer et nettoyer des commentaires de leurs contemporains.

Pour sa partie, la musique, donc, il en est certain : Mozart, Beethoven, Schubert, Liszt, Berlioz, Bizet, Rimski-­Korsakov, Debussy, Bartók, Schönberg... sur toute l'Europe, du xviiie au xxe siècle, a soufflé le vent de l'alté­rité. « Tous ces grands hommes, affirme-t-il, utilisent ce qui leur vient de l'Autre pour modifier le Soi, pour l'abâtardir, car le génie veut la bâtardise, l'utilisation de procédés extérieurs pour ébranler la dictature du chant d'église et de l'harmonie. » Franz Ritter, solitaire, fils à maman plutôt qu'aventurier, ne cesse de discuter de ces questions avec son grand amour inavoué, Sarah. Cette universitaire nomade, qui parcourt le monde, semble s'abîmer en Malaisie ou en Inde, en quête de réponses elle aussi — plus probablement pour faire durer et rallonger le questionnement. Cette femme à la chevelure de cuivre, au « sourire de corail et de nacre », est l'amour de Franz, obstinée dans ses recherches et inaccessible à force d'être complice. Tous deux convolent en justes noces intellectuelles, rencontrant des chercheurs, certains plus ou moins espions au service du pays dont ils sont les ressortissants, d'autres non, comme ce spécialiste de la prostitution à la fin de l'empire ottoman, qui erre dans les bas-fonds.

Une boussole, vraiment ? Ce roman d'une extraordinaire richesse est plutôt un tapis volant : il nous fait voyager dans les textes de tous les pays, nous convie à suivre Flaubert ou Chateaubriand, voyageurs d'Orient. Cette oeuvre nous rappelle aussi les origines des conflits Orient/Occident qui perdurent encore  jusqu'à Palmyre, où se détruisent les édifices. Le roman d'un amour singulier, charnel et passionné par tout ce que la rencontre avec l'Orient peut apporter de poésie et de savoirs depuis des siècles..

"… l’humilité de la vie nomade est une des images les plus fortes de l’Islam, le grand renoncement, le dépouillement des oripeaux mondains dans la nudité du désert — c’est cette pureté, cette solitude qui m’attirait moi aussi. Je voulais rencontrer ce Dieu si présent, si naturel que ses humbles créatures, dans le dénuement complet, s’appellent « les chiens de Dieu ». Deux visions s’opposaient vaguement dans mon esprit : d’un côté le monde des « Mille et Une Nuits », urbain, merveilleux, foisonnant, érotique et de l’autre celui du « Chemin de La Mecque, du vide et de la transcendance ; Istanbul avait signifié ma découverte contemporaine de la première forme — j’espérais que la Syrie me permette non seulement de retrouver, dans les ruelles de Damas et d’Alep aux noms enchanteurs, la rêverie et la douceur sensuelle des Nuits, mais aussi d’entrevoir, au désert cette fois-ci, la lumière avicennienne du Tout"



Un récit passionnant et admirablement mené : 



Ce roman est ambitieux, savant, et plus réussi que beaucoup d'autres. Son sujet pourrait se résumer ainsi: qu'est-ce que l'orientalisme? Une notion purement intellectuelle? Une invention de l'Occident? Et d'ailleurs où commence l'Orient? À Vienne? Et quels sont ses contours? Telles sont les questions qui hantent le narrateur du livre, un jeune musicologue autrichien nommé Franz Ritter. On imagine volontiers qu'elles ne sont pas étrangères à l'auteur de Parle-leur de batailles, de rois et d'éléphants (2010).

Elles hantent à ce point Ritter qu'il n'en dort pas. Le roman est le récit d'une insomnie, qui dure de 23 h 10 à 6 heures. Au milieu de considérations triviales qui naissent tandis qu'il cherche le sommeil - pour dire vite: son voisin, sa vessie -, les idées se bousculent. Sa vie est aimantée par la musique et par l'Orient. Passe l'ombre d'une jeune universitaire prénommée Sarah qui l'a souvent accompagné dans ses pérégrinations. Leur relation s'est nouée autour de controverses intellectuelles, avant de devenir on ne peut plus charnelle.

"L'être est toujours dans cette distance, quelque part entre un soi insondable et l'autre en soi. Dans la sensation du temps. Dans l'amour, qui est l'impossibilité de la fusion entre soi et l'autre" 

"Le parfum du chant nous emportait. Je sentais la chaleur du corps de Sarah contre moi, et mon ivresse était double - nous écoutions à l'unisson, aussi synchrones dans les battements de nos cœurs et nos respirations que si nous avions chanté nous-mêmes, touchés, emportés par le miracle de la voix humaine, la communication profonde, l'humanité partagée, dans ces rares instants où, comme dit Khayyam, on boit l'éternité".

Sa divagation nocturne ramène Ritter à Palmyre où il dormit à la belle étoile devant des ruines magnifiques, à Alep, où Anne-Marie Schwarzenbach descendait à l'hôtel Baron. D'un séjour à Istanbul, il tire des souvenirs d'errance, de Cihangir à Hasköy.

Défile dans sa mémoire démesurée tout le gratin de ceux qui depuis deux cents ans ont fait le voyage, fût-ce en restant dans leur chambre: Heine, Wagner, Bizet, Balzac, Kakfa, et même Lucie Delarue-Mardrus et Henry Jean-Marie Levet. Jusqu'à un certain Frédéric Lyautey, iranologue des temps de la Révolution islamique, personnage qui met le feu à la dernière partie du roman. L'Orient est peut-être «un rêve de roumi», c'est d'abord un inoubliable voyage littéraire, musicale et géographique.

"Berlioz n'a jamais voyagé en Orient, mais était, depuis ses vingt-cinq ans, fasciné par Les Orientales d'Hugo. Il y aurait donc un Orient second, celui de Goethe ou d'Hugo, qui ne connaissent ni les langues orientales, ni les pays où on les parle, mais s'appuient sur les travaux des orientalistes et voyageurs comme Hammer-Purgstall, et même un Orient troisième, un Tiers-Orient, celui de Berlioz ou de Wagner, qui se nourrit de ces œuvres elles-mêmes indirectes. Le Tiers-Orient, voilà une notion à développer".


"La vie est une symphonie de Mahler, elle ne revient jamais en arrière,ne retombe jamais sur ses pieds".

Mathias Enard dessine son livre comme un artiste. Son récit épouse la courbe de l'esprit de Ritter. Météo de sa nuit: agitée à très agitée. S'entremêlent des anecdotes de la vie universitaire, des souvenirs de lectures, de sinistres échos contemporains de la Syrie sous la menace de l'Etat Islamique, des connaissances très précises sur Liszt ou Hammer-Purgstall, le récit d'une expérience de l'opium, inséparable compagnon de voyage des orientalistes. 

"Nous sommes deux fumeurs d’opium chacun dans son nuage, sans rien voir au-dehors, seuls, sans nous comprendre jamais nous fumons, visages agonisants dans un miroir, nous sommes une image glacée à laquelle le temps donne l’illusion du mouvement, un cristal de neige glissant sur une pelote de givre dont personne ne perçoit la complexité des enchevêtrements, je suis cette goutte d’eau condensée sur la vitre de mon salon, une perle liquide qui roule et ne sait rien de la vapeur qui l’a engendrée, ni des atomes qui la composent encore mais qui, bientôt, serviront à d’autres molécules, à d’autres corps, aux nuages pesant lourd sur Vienne ce soir : qui sait dans quelle nuque ruissellera cette eau, contre quelle peau, sur quel trottoir, vers quelle rivière, et cette face indistincte sur le verre n’est mienne qu’un instant, une des millions de configurations possibles de l’illusion..." 

"...et moi-même, une fois, en Iran, en fumant seul avec Sarah, alors qu'elle n'avait aucune passion pour les drogues douces ou dures, j'ai eu la chance d'être caressé par sa beauté lorsque la fumée grise vidait mon esprit de tout désir de possession, de toute angoisse, de toute solitude : je la voyais réellement, et elle resplendissait de lune - l'opium ne déréglait pas les sens, il les rendait objectifs ; il faisait disparaître le sujet, et ce n'est pas la moindre des contradictions de ce stupéfiant mystique que de, tout en exacerbant la conscience et les sensations, nous tirer de nous-mêmes et nous projeter dans le grand calme de l'univers".


L'érudition est là, sans limite, excessive, dynamitée par des ruades, des accélérations de l'écrivain qui sauvent le roman de l'écueil. L'exercice est admirablement mené, quasi parfait, formant un récit au cours puissant comme un fleuve. Celui de l'histoire? Et la boussole qui donne son titre au roman? Quelle est-elle? Est-ce celle du musulman qui indique La Mecque, et qu'on trouve dans les chambres d'hôtel ou sur les tapis de prière? Ou celle de Franz Ritter, une babiole achetée à Bonn, dans la maison de Beethoven, et dont il nous dit qu'elle est un peu détraquée: elle «désoriente», pour le plus grand bonheur du lecteur.


"Quelle heure est-il ? Le réveil est la canne de l’insomniaque, je devrais m’acheter un réveil-mosquée comme ceux de Bilger à Damas, mosquée de Médine ou de Jérusalem, en plastique doré, avec une petite boussole incorporée pour la direction de la prière — voilà la supériorité du musulman sur le chrétien : en Allemagne on vous impose les évangiles au creux du tiroir de la table de nuit, dans les hôtels musulmans on vous colle une petite boussole contre le bois du lit, ou on vous dessine une rose des vents marquant la direction de La Mecque sur le bureau, boussole et rose des vents qui peuvent servir à localiser la péninsule arabique, mais aussi, si le coeur vous en dit, Rome, Vienne ou Moscou : on n’est jamais perdu dans ces contrées. J’ai même vu des tapis de prière avec une petite boussole intégrée au tissage, tapis qu’on avait immédiatement envie de faire voler…"



Blas Priscille (La Note blanche)

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