6 mai 2016

Lettre de Martin Heidegger au Comité politique d’épuration après la guerre

Martin Heidegger (26 septembre – 26 mai 1976), philosophe allemand, rencontra une grande notoriété internationale suite à la publication de son ouvrage maître Être et Temps. Il est également l’un des philosophes les plus controversés en raison de son attitude durant la période 1933-1934 au cours de laquelle il fut recteur de l’université de Fribourg et adhérent au parti national-socialiste. Dans cette lettre adressée au Comité politique d’épuration, il explique nettement les raisons philosophiques pour lesquelles il crut un temps en une possibilité de raffiner spirituellement les thèmes nazis.

heidegger
"Je n’ai jamais participé à une quelconque 
mesure antisémite"


1945

J’étais opposé dès 1933-1934 à l’idéologie nazie, mais je croyais alors que, du point de vue spirituel, le mouvement pouvait être conduit sur une autre voie, et je tenais cette tentative pour conciliable avec l’ensemble des tendances sociales et politiques du mouvement. Je croyais qu’Hitler, après avoir pris en 1933 la responsabilité de l’ensemble du peuple, oserait se dégager du Parti et de sa doctrine et que le tout se rencontrerait sur le terrain d’une rénovation et d’un rassemblement en vue d’une responsabilité de l’Occident. Cette conviction fut une erreur que je reconnus à partir des événements du 30 juin 1934. J’étais bien intervenu en 1933 pour dire oui au national et au social (et non pas au nationalisme) et non aux fondements intellectuels et métaphysiques sur lesquelles reposait le biologisme de la doctrine du Parti, parce que le social et le national, tels que je les voyais, n’étaient pas essentiellement liés à une idéologie biologiste et raciste…

Je n’ai jamais participé à une quelconque mesure antisémite ; j’ai au contraire interdit en 1933, à l’université de Fribourg, les affiche antisémites des étudiants nazis ainsi que des manifestations visant un professeur juif. En ce qui me concerne je suis intervenu le plus souvent possible pour permettre à des étudiants juifs d’émigrer ; mes recommandations leur ont énormément facilité l’accès à l’étranger. Prétendre qu’en ma qualité de recteur j’ai interdit à Husserl l’accès à l’université et à la bibliothèque, c’est là une calomnie particulièrement basse. Ma reconnaissance et ma vénération à l’égard de mon maître Husserl n’ont jamais cessé. Mes travaux philosophiques se sont, sur bien des points, éloignés de sa position, de sorte que Husserl lui-même, dans son grand discours au Palais des Sports de Berlin en 1933, m’a publiquement attaqué. Déjà, longtemps avant 1933, nos relations amicales s’étaient relâchées. Lorsque parut en 1933 la première loi antisémite (qui nous effraya au plus haut point, moi et beaucoup d’autres sympathisants du mouvement nazi), mon épouse envoya à Mme Husserl un bouquet de fleurs et une lettre qui exprimait – en mon nom également – notre respect et notre reconnaissance inchangés, et condamnait également ces mesures d’exception à l’égard des Juifs. Lors d’une réédition d’Être et Temps, l’éditeur me fit savoir que cet ouvrage ne pourrait paraître que si l’on supprimait la dédicace à Husserl. J’ai donné mon accord pour cette suppression à la condition que la véritable dédicace dans le texte, page 38, demeurât inchangée. Lorsque Husserl mourut j’étais cloué au lit par une maladie. Certes après la guérison je n’ai pas écrit à Mme Husserl, ce qui fut sans doute une négligence ; le mobile profond en était la honte douloureuse devant ce qui entre temps – dépassant de loin la première loi – avait été fait contre les Juifs et dont nous fûmes les témoins impuissants.

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